Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/198

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est-ce une excessive opinion de soi-même ? Il n’y a point de palais où il ne s’insinue ; ce n’est pas au milieu d’une chambre qu’il s’arrête : il passe à une embrasure ou au cabinet ; on attend qu’il ait parlé, et longtemps et avec action, pour avoir audience, pour être vu. Il entre dans le secret des familles ; il est de quelque chose dans tout ce qui leur arrive de triste ou d’avantageux ; il prévient, il s’offre, il se fait de fête, il faut l’admettre. Ce n’est pas assez pour remplir son temps ou son ambition, que le soin de dix mille âmes dont il répond à Dieu comme de la sienne propre : il y en a d’un plus haut rang et d’une plus grande distinction dont il ne doit aucun compte, et dont il se charge plus volontiers. Il écoute, il veille sur tout ce qui peut servir de pâture à son esprit d’intrigue, de médiation et de manège. À peine un grand est-il débarqué, qu’il l’empoigne et s’en saisit ; on entend plus tôt dire à Théophile qu’il le gouverne, qu’on n’a pu soupçonner qu’il pensait à le gouverner.

I6 (I)

Une froideur ou une incivilité qui vient de ceux qui sont au-dessus de nous nous les fait haïr, mais un salut ou un sourire nous les réconcilie.

I7 (VI)

Il y a des hommes superbes, que l’élévation de leurs rivaux humilie et apprivoise ; ils en viennent, par cette disgrâce, jusqu’à rendre le salut ; mais le temps, qui adoucit toutes choses, les remet enfin dans leur naturel.

I8 (IV)

Le mépris que les grands ont pour le peuple les rend indifférents sur les flatteries ou sur les louanges qu’ils en reçoivent, et tempère leur vanité. De même les princes, loués sans fin et sans relâche des grands ou des courtisans, en seraient plus vains s’ils estimaient davantage ceux qui les louent.

I9 (I)

Les grands croient être seuls parfaits, n’admettent qu’à peine dans les autres hommes la droiture d’esprit, l’habileté, la délicatesse, et s’emparent de ces riches talents comme de choses dues à leur naissance. C’est cependant en eux une erreur grossière de se nourrir de si fausses préventions : ce qu’il y a jamais eu de mieux pensé, de mieux dit, de mieux écrit, et peut-être d’une conduite plus délicate, ne nous est pas toujours venu de leur fonds. Ils ont de grands domaines, et une longue suite d’ancêtres : cela ne leur peut être contesté.

20 (VI)

Avez-vous de l’esprit, de la grandeur, de l’habileté, du goût, du discernement ? en croirai-je la prévention et la