Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/27

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dit-il, et l’on se fait un grand honneur de vous recevoir. » Le flatteur se met à tout sans hésiter, se mêle des choses les plus viles et qui ne conviennent qu’à des femmes. S’il est invité à souper, il est le premier des conviés à louer le vin ; assis à table le plus proche de celui qui fait le repas, il lui répète souvent : « En vérité, vous faites une chère délicate » ; et montrant aux autres l’un des mets qu’il soulève du plat : « Cela s’appelle, dit-il, un morceau friand. » Il a soin de lui demander s’il a froid, s’il ne voudrait point une autre robe ; et il s’empresse de le mieux couvrir. Il lui parle sans cesse à l’oreille ; et si quelqu’un de la compagnie l’interroge, il lui répond négligemment et sans le regarder, n’ayant des yeux que pour un seul. Il ne faut pas croire qu’au théâtre il oublie d’arracher des carreaux des mains du valet qui les distribue, pour les porter à sa place, et l’y faire asseoir plus mollement. J’ai dû dire aussi qu’avant qu’il sorte de sa maison, il en loue l’architecture, se récrie sur toutes choses, dit que les jardins sont bien plantés ; et s’il aperçoit quelque part le portrait du maître, où il soit extrêmement flatté, il est touché de voir combien il lui ressemble, et il l’admire comme un chef-d’œuvre. En un mot, le flatteur ne dit rien et ne fait rien au hasard ; mais il rapporte toutes ses paroles et toutes ses actions au dessein qu’il a de plaire à quelqu’un et d’acquérir ses bonnes grâces.


DE L’IMPERTINENT OU DU DISEUR DE RIEN


La sotte envie de discourir vient d’une habitude qu’on a contractée de parler beaucoup et sans réflexion. Un homme qui veut parler, se trouvant assis proche d’une personne qu’il n’a jamais vue et qu’il ne connaît point, entre d’abord en matière, l’entretient de sa femme et lui fait son éloge, lui conte son songe ; lui fait un long détail d’un repas où il s’est trouvé, sans oublier le moindre mets ni un seul service. Il s’échauffe ensuite dans la conversation, déclame contre le temps présent, et soutient que les hommes qui vivent présentement ne valent point leurs pères. De là il se jette