Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/283

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aux Grecs ; ce n’est ni pour donner plus d’autorité à ce qu’il dit, ni peut-être pour se faire honneur de ce qu’il sait : il veut citer.

65 (V)

C’est souvent hasarder un bon mot et vouloir le perdre que de le donner pour sien : il n’est pas relevé, il tombe avec des gens d’esprit ou qui se croient tels, qui ne l’ont pas dit, et qui devaient le dire. C’est au contraire le faire valoir que de le rapporter comme d’un autre : ce n’est qu’un fait, et qu’on ne se croit pas obligé de savoir ; il est dit avec plus d’insinuation et reçu avec moins de jalousie ; personne n’en souffre : on rit s’il faut rire, et s’il faut admirer, on admire.

66 (IV)

On a dit de Socrate qu’il était en délire, et que c’était un fou tout plein d’esprit ; mais ceux des Grecs qui parlaient ainsi d’un homme si sage passaient pour fous. Ils disaient : « Quels bizarres portraits nous fait ce philosophe ! quels mœurs étranges et particulières ne décrit-il point ! où a-t-il rêvé, creusé, rassemblé des idées si extraordinaires ? quelles couleurs ! quel pinceau ! ce sont des chimères. » Ils se trompaient : c’étaient des monstres, c’étaient des vices, mais peints au naturel ; on croyait les voir, ils faisaient peur. Socrate s’éloignait du cynique ; il épargnait les personnes, et blâmait les mœurs qui étaient mauvaises.

67

(IV) Celui qui est riche par son savoir-faire connaît un philosophe, ses précèptes, sa morale et sa conduite, et n’imaginant pas dans tous les hommes une autre fin de toutes leurs actions que celle qu’il s’est proposée lui-même toute sa vie, dit en son cœur : « Je le plains, je le tiens échoué, ce rigide censeur ; il s’égare, et il est hors de route ; ce n’est pas ainsi qu’on prend le vent et que l’on arrive au délicieux port de la fortune » ; et selon ses principes il raisonne juste.

(IV) "Je pardonne, dit Antisthius, à ceux que j’ai loués dans mon ouvrage s’ils m’oublient : qu’ai-je fait pour eux ? ils étaient louables. Je le pardonnerais moins à tous ceux dont j’ai attaqué les vices sans toucher à leurs personnes, s’ils me devaient un aussi grand bien que celui d’être corrigés ; mais comme c’est un événement qu’on ne voit point, il suit de là que ni les uns ni les autres ne sont tenus de me faire du bien.

(V) « L’on peut, ajoute ce philosophe, envier ou refuser à me é