Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/285

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


Le guerrier et le politique, non plus que le joueur habile, ne font pas le hasard, mais ils le préparent, ils l’attirent, et semblent presque le déterminer. Non seulement ils savent ce que le sot et le poltron ignorent, je veux dire se servir du hasard quand il arrive ; ils savent même profiter, par leurs précautions et leurs mesures, d’un tel ou d’un tel hasard, ou de plusieurs tout à la fois. Si ce point arrive, ils gagnent ; si c’est cet autre, ils gagnent encore ; un même point souvent les fait gagner de plusieurs manières. Ces hommes sages peuvent être loués de leur bonne fortune comme de leur bonne conduite, et le hasard doit être récompensé en eux comme la vertu.

75 (VIII)

Je ne mets au-dessus d’un grand politique que celui qui néglige de le devenir, et qui se persuade de plus en plus que le monde ne mérite point qu’on s’en occupe.

76 (V)

Il y a dans les meilleurs conseils de quoi déplaire. Ils viennent d’ailleurs que de notre esprit : c’est assez pour être rejetés d’abord par présomption et par humeur, et suivis seulement par nécessité ou par réflexion.

77 (I)

Quel bonheur surprenant a accompagné ce favori pendant tout le cours de sa vie, quelle autre fortune mieux soutenue, sans interruption, sans la moindre disgrâce ? les premiers postes, l’oreille du Prince, d’immenses trésors, une santé parfaite, et une mort douce. Mais quel étrange compte à rendre d’une vie passée dans la faveur, des conseils que l’on a donnés, de ceux qu’on a négligé de donner ou de suivre, des biens que l’on n’a point faits, des maux au contraire que l’on a faits ou par soi-même ou par les autres ; en un mot, de toute sa prospérité !

78 (IV)

L’on gagne à mourir d’être loué de ceux qui nous survivent, souvent sans autre mérite que celui de n’être plus : le même éloge sert alors pour Caton et pour Pison.

«  Le bruit court que Pison est mort : c’est une grande perte ; c’était un homme de bien, et qui méritait une plus longue vie ; il avait de l’esprit et de l’agrément, de la fermeté et du courage ; il était sûr, généreux, fidèle. » Ajoutez : « pourvu qu’il soit mort. »

79 (IV)

La manière dont on se récrie sur quelques-uns qui se distinguent par la bonne foi, le désintéressement et la probité,