Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/310

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mérite, sécher d’envie, mentir, médire, cabaler, nuire, c’est leur état. Voulez-vous qu’ils empiètent sur celui des gens de bien, qui avec les vices cachés fuient encore l’orgueil et l’injustice ?

23 (I)

Quand un courtisan sera humble, guéri du faste et de l’ambition ; qu’il n’établira point sa fortune sur la ruine de ses concurrents ; qu’il sera équitable, soulagera ses vassaux, payera ses créanciers ; qu’il ne sera ni fourbe ni médisant ; qu’il renoncera aux grands repas et aux amours illégitimes ; qu’il priera autrement que des lèvres, et même hors de la présence du Prince ; quand d’ailleurs il ne sera point d’un abord farouche et difficile ; qu’il n’aura point le visage austère et la mine triste ; qu’il ne sera point paresseux et contemplatif ; qu’il saura rendre par une scrupuleuse attention divers emplois très compatibles ; qu’il pourra et qu’il voudra même tourner son esprit et ses soins aux grandes et laborieuses affaires, à celles surtout d’une suite la plus étendue pour les peuples et pour tout l’Etat ; quand son caractère me fera craindre de le nommer en cet endroit, et que sa modestie l’empêchera, si je ne le nomme pas, de s’y reconnaître : alors je dirai de ce personnage : « Il est dévot » ; ou plutôt : « C’est un homme donné à son siècle pour le modèle d’une vertu sincère et pour le discernement de l’hypocrite. »

24 (VI)

Onuphre n’a pour tout lit qu’une housse de serge grise, mais il couche sur le coton et sur le duvet ; de même il est habillé simplement, mais commodément, je veux dire d’une étoffe fort légère en été, et d’une autre fort moelleuse pendant l’hiver ; il porte des chemises très déliées, qu’il a un très grand soin de bien cacher. Il ne dit point : Ma haire et ma discipline, au contraire ; il passerait pour ce qu’il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu’il n’est pas, pour un homme dévot : il est vrai qu’il fait en sorte que l’on croit, sans qu’il le dise, qu’il porte une haire et qu’il se donne la discipline. Il y a quelques livres répandus dans sa chambre indifféremment, ouvrez-les : c’est le Combat spirituel, le Chrétien intérieur, et l’Année sainte ; d’autres livres sont sous la clef. S’il marche par la ville, et qu’il découvre de loin un homme devant qui il est nécessaire qu’il soit dévot, les yeux baissés, la démarche lente et modeste, l’air recueilli lui sont familiers : il joue son rôle. S’il entre dans une église, il observe d’abord de qui il peut être vu ; et selon