Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/312

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les abandonne pas pour longtemps, quand ce ne serait que pour faire dire de soi dans le public qu’il fait des retraites : qui en effet pourrait en douter, quand on le revoit paraître avec un visage exténué et d’un homme qui ne se ménage point ? Les femmes d’ailleurs qui fleurissent et qui prospèrent à l’ombre de la dévotion lui conviennent, seulement avec cette petite différence qu’il néglige celles qui ont vieilli, et qu’il cultive les jeunes, et entre celles-ci les plus belles et les mieux faites, c’est son attrait : elles vont, et il va ; elles reviennent, et il revient ; elles demeurent, et il demeure ; c’est en tous lieux et à toutes les heures qu’il a la consolation de les voir : qui pourrait n’en être pas édifié ? elles sont dévotes et il est dévot. Il n’oublie pas de tirer avantage de l’aveuglement de son ami, et de la prévention où il l’a jeté en sa faveur ; tantôt il lui emprunte de l’argent, tantôt il fait si bien que cet ami lui en offre : il se fait reprocher de n’avoir pas recours à ses amis dans ses besoins ; quelquefois il ne veut pas recevoir une obole sans donner un billet, qu’il est bien sûr de ne jamais retirer ; il dit une autre fois, et d’une certaine manière, que rien ne lui manque, et c’est lorsqu’il ne lui faut qu’une petite somme ; il vante quelque autre fois publiquement la générosité de cet homme, pour le piquer d’honneur et le conduire à lui faire une grande largesse. Il ne pense point à profiter de toute sa succession, ni à s’attirer une donation générale de tous ses biens, s’il s’agit surtout de les enlever à un fils, le légitime héritier : un homme dévot n’est ni avare, ni violent, ni injuste, ni même intéressé ; Onuphre n’est pas dévot, mais il veut être cru tel, et par une parfaite, quoique fausse imitation de la piété, ménager sourdement ses intérêts : aussi ne se joue-t-il pas à la ligne directe, et il ne s’insinue jamais dans une famille où se trouvent tout à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir ; il y a là des droits trop forts et trop inviolables : on ne les traverse point sans faire de l’éclat (et il l’appréhende), sans qu’une pareille entreprise vienne aux oreilles du Prince, à qui il dérobe sa marche, par la crainte qu’il a d’être découvert et de paraître ce qu’il est. Il en veut à la ligne collatérale : on l’attaque plus impunément ; il est la terreur des cousins et des cousines, du neveu