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Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/358

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le premier monde ; le mépris de toutes ces choses sert pour le second. Il s’agit de choisir.

32 (I)

Qui a vécu un seul jour a vécu un siècle : même soleil, même terre, même monde, mêmes sensations ; rien ne ressemble mieux à aujourd’hui que demain. Il y aurait quelque curiosité à mourir, c’est-à-dire à n’être plus un corps, mais à être seulement esprit : l’homme cependant, impatient de la nouveauté, n’est point curieux sur ce seul article ; né inquiet et qui s’ennuie de tout, il ne s’ennuie point de vivre ; il consentirait peut-être à vivre toujours. Ce qu’il voit de la mort le frappe plus violemment que ce qu’il en sait : la maladie, la douleur, le cadavre le dégoûtent de la connaissance d’un autre monde. Il faut tout le sérieux de la religion pour le réduire.

33 (I)

Si Dieu avait donné le choix ou de mourir ou de toujours vivre, après avoir médité profondément ce que c’est que de ne voir nulle fin à la pauvreté, à la dépendance, à l’ennui, à la maladie, ou de n’essayer des richesses, de la grandeur, des plaisirs et de la santé, que pour les voir changer inviolablement et par la révolution des temps en leurs contraires et être ainsi le jouet des biens et des maux, l’on ne saurait guère à quoi se résoudre. La nature nous fixe et nous ôte l’embarras de choisir ; et la mort qu’elle nous rend nécessaire est encore adoucie par la religion.

34 (V)

Si ma religion était fausse, je l’avoue, voilà le piège le mieux dressé qu’il soit possible d’imaginer : il était inévitable de ne pas donner tout au travers, et de n’y être pas pris. Quelle majesté, quel éclat des mystères ! quelle suite et quel enchaînement de toute la doctrine ! quelle raison éminente ! quelle candeur, quelle innocence de vertus ! quelle force invincible et accablante des témoignages rendus successivement et pendant trois siècles entiers par des millions de personnes les plus sages, les plus modérées qui fussent alors sur la terre, et que le sentiment d’une même vérité soutient dans l’exil, dans les fers, contre la vue de la mort et du dernier supplice ! Prenez l’histoire, ouvrez, remontez jusques