Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/365

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temps, c’est-à-dire la moitié de l’élévation des plus hautes tours, et ainsi neuf cents toises en une minute ; passons-lui mille toises en une minute, pour une plus grande facilité ; mille toises font une demi-lieue commune ; ainsi en deux minutes la meule fera une lieue, et en une heure elle en fera trente, et en un jour elle fera sept cent vingt lieues : or elle a trente millions à traverser avant que d’arriver à terre ; il lui faudra donc quarante-un mille six cent soixante-six jours, qui sont plus de cent quatorze années, pour faire ce voyage. Ne vous effrayez pas, Lucile, écoutez-moi : la distance de la terre à Saturne est au moins décuple de celle de la terre au soleil ; c’est vous dire qu’elle ne peut être moindre que de trois cents millions de lieues, et que cette pierre emploierait plus d’onze cent quarante ans pour tomber de Saturne en terre.

Par cette élévation de Saturne, élevez vous-même, si vous le pouvez, votre imagination à concevoir quelle doit être l’immensité du chemin qu’il parcourt chaque jour au-dessus de nos têtes : le cercle que Saturne décrit a plus de six cents millions de lieues de diamètre, et par conséquent plus de dix-huit cents millions de lieues de circonférence ; un cheval anglais qui ferait dix lieues par heure n’aurait à courir que vingt mille cinq cent quarante-huit ans pour faire ce tour.

Je n’ai pas tout dit, ô Lucile, sur le miracle de ce monde visible, ou, comme vous parlez quelquefois, sur les merveilles du hasard, que vous admettez seul pour la cause première de toutes choses. Il est encore un ouvrier plus admirable que vous ne pensez : connaissez le hasard, laissez-vous instruire de toute la puissance de votre Dieu. Savez-vous que cette distance de trente millions de lieues qu’il y a de la terre au soleil, et celle de trois cents millions de lieues de la terre à Saturne, sont si peu de chose, comparées à l’éloignement qu’il y a de la terre aux étoiles, que ce n’est pas même s’énoncer assez juste que de se servir, sur le sujet de ces distances, du terme de comparaison ? Quelle proportion, à la vérité, de ce qui se mesure, quelque grand qu’il puisse être, avec ce qui ne se mesure pas ? On ne connaît point la hauteur d’une étoile ; elle est, si j’ose ainsi parler, immensurable ; il n’y a plus ni angles, ni sinus, ni parallaxes dont on puisse s’aider. Si un homme observait à Paris une étoile fixe, et qu’un autre la regardât du Japon,