Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/62

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qui doivent instruire. Quand donc il s’est glissé dans un livre quelques pensées ou quelques reflexions qui n’ont ny le feu, ny le tour, ny la vivacité des autres, bien qu’elles semblent y être admises pour la variété, pour délasser l’esprit, pour le rendre plus présent et plus attentif à ce qui va suivre, à moins que d’ailleurs elles ne soient sensibles, familières, instructives, accommodées au simple peuple, qu’il n’est pas permis de négliger, le lecteur peut les condamner et l’auteur les doit proscrire : voilà la règle. Il y en a une autre, et que j’ay intérêt que l’on veuille suivre, qui est de ne pas perdre mon titre de veuë, et de penser toujours, et dans toute la lecture de cet ouvrage, que ce sont les caractères ou les mœurs de ce siècle que je décris : car, bien que je les tire souvent de la cour de France et des hommes de ma nation, on ne peut pas néanmoins les restraindre à une seule cour ni les renfermer en un seul païs, sans que mon livre ne perde beaucoup de son étenduë et de son utilité, ne s’écarte du plan que je me suis fait dy peindre les hommes en general, comme des raisons qui entrent dans l’ordre des chapitres et dans une certaine suite insensible des reflexions qui les composent. Après cette précaution si nécessaire et dont on pénètre assez les conséquences, je crois pouvoir protester contre tout chagrin, toute plainte, toute maligne interprétation, toute fausse application et toute censure ; contre les froids plaisans et les lecteurs mal intentionnez. Il faut sçavoir lire et ensuite se taire, ou pouvoir rapporter ce qu’on a lu et ny plus ny moins que ce qu’on a lû ; et, si on le peut quelquefois, ce n’est pas assez, il faut encore le vouloir faire. Sans ces conditions, qu’un auteur exact et scrupuleux est en droit d’exiger de certains esprits pour l’unique recompense de son travail, je doute qu’il doive continuer d’écrire, s’il préfère du moins sa propre satisfaction à l’utilité de plusieurs et au zèle de la vérité. J’avoue d’ailleurs que j’ay balancé dés l’année M.DC.LXXXX, et avant la cinquième édition, entre l’impatience de donner à mon livre plus de rondeur et une meilleure forme par de nouveaux caractères, et la crainte de faire dire à quelques-uns ; « Ne finiront-ils point, ces Caractères, et ne verrons-nous jamais autre chose de cet écrivain ? » Des gens sages me disoient, d’une part : « La matière est solide, utile, agréable, inépuisable ; vivez longtemps et traitez-la sans interruption pendant que vous vivrez : que pourriez-vous faire de mieux ? Il n’y a point d’année que les folies des hommes ne puissent vous fournir un volume. » D’autres, avec beaucoup de raison, me faisoient redouter les caprices de la multitude et la légèreté du public, de qui j’ay néanmoins de si grands sujets d’estre content, et ne manquoient pas de me suggérer que, personne presque, depuis trente années, ne lisant plus que pour lire, il faloit aux hommes pour