Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/90

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équipage, s’en croit plus de naissance et plus d’esprit : il lit cela dans la contenance et dans les yeux de ceux qui lui parlent.

❡ Un homme à la cour, et souvent à la ville, qui a un long manteau de soie ou de drap de Hollande, une ceinture large et placée haut sur l’estomac, le soulier de maroquin, la calotte de même, d’un beau grain, un collet bien fait et bien empesé, les cheveux arrangés et le teint vermeil, qui, avec cela se souvient de quelques distinctions métaphysiques, explique ce que c’est que la lumière de gloire, et sait précisément comment l’on voit Dieu : cela s’appelle un docteur. Une personne humble, qui est ensevelie dans le cabinet, qui a médité, cherché, consulté, confronté, lu ou écrit pendant toute sa vie, est un homme docte.

❡ Chez nous, le soldat est brave et l’homme de robe est savant ; nous n’allons pas plus loin. Chez les Romains, l’homme de robe était brave, et le soldat était savant ; un Romain était tout ensemble et le soldat et l’homme de robe.

❡ Il semble que le héros est d’un seul métier, qui est celui de la guerre, et que le grand homme est de tous les métiers : ou de la robe, ou de l’épée, ou du cabinet, ou de la cour : l’un et l’autre mis ensemble ne pèsent pas un homme de bien.

❡ Dans la guerre, la distinction entre le héros et le grand homme est délicate ; toutes les vertus militaires sont l’un et l’autre : il semble néanmoins que le premier soit jeune, entreprenant, d’une haute valeur, ferme dans les périls, intrépide ; que l’autre excelle par un grand sens, par une vaste prévoyance, par une haute capacité et par une longue expérience : peut-être qu’Alexandre n’était qu’un héros, et que César était un grand homme.

Æmile était né de ce que les plus grands hommes ne deviennent qu’à force de règles, de méditations et d’exercices ; il n’a eu dans ses premières années qu’à remplir des talents qui étaient naturels et qu’à se livrer à son génie ; il a fait, il a agi avant que de savoir, ou plutôt, il a su ce qu’il n’avait jamais appris ; dirai-je que les jeux de son enfance ont été plusieurs victoires ? Une vie accompagnée d’un extrême bonheur joint à une longue expérience serait illustre par les seules actions qu’il avait achevées dès sa jeunesse. Toutes les occasions de vaincre qui se sont depuis offertes, il les a embrassées, et celles qui n’étaient pas,