Page:La Bruyere - Caracteres ed 1696.djvu/106

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place où il ſe trouve, ſans nulle attention aux autres, ni à ſoy-meſme, on l’oſte d’une place deſtinée à un miniſtre, il s’aſſied à celle du duc & pair ; il eſt là préciſément celuy dont la multitude rit, & qui ſeul eſt grave & ne rit point. Chaſſez un chien du fauteuil du Roi, il grimpe à la chaire du prédicateur ; il regarde le monde indifféremment, ſans embarras, ſans pudeur ; il n’a pas, non plus que le ſot, de quoy rougir.

39. — Celſe eſt d’un rang médiocre, mais des grands le ſouffrent ; il n’eſt pas ſavant, il a relation avec des ſavants ; il a peu de mérite, mais il connaît des gens qui en ont beaucoup ; il n’eſt pas habile mais il a une langue qui peut ſervir de truchement & des pieds qui peuvent le porter d’un lieu à un autre. C’eſt un homme né pour les allées & venues, pour écouter des propoſitions & les rapporter, pour en faire d’office, pour aller plus loin que ſa commiſſion & en eſtre déſavoué, pour réconcilier des gens qui ſe querellent à leur première entrevue, pour réuſſir dans une affaire & en manquer mille, pour ſe donner toute la gloire de la réuſſite, & pour détourner ſur les autres la haine d’un mauvais ſuccès. Il ſçait les bruits communs, les hiſtoriettes de la ville il ne foit rien, il dit ou il écoute ce que les autres font, il eſt nouvelliſte, il ſçait meſme le ſecret des familles : il entre dans de plus hauts myſtères : il vous dit pourquoy celuy-ci eſt exilé, & pourquoy on rappelle cet autre ; il connaît le fond & les cauſes de la brouillerie des deux frères, & de la rupture des deux miniſtres. N’a-t-il pas prédit aux premiers les triſtes ſuites de leur méſintelligence ? N’a-t-il pas dit de ceux-ci que leur union ne ſeroit pas longue ? N’était-il pas préſent à de certaines paroles qui furent dites ? N’entra-t-il pas dans une eſpèce de négociation ? Le voulut-on croire ?