Page:La Bruyere - Caracteres ed 1696.djvu/188

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Les enfants peut-eſtre ſeraient plus chers à leurs pères, & réciproquement les pères à leurs enfants, ſans le titre d’héritiers.

68. — Triſte condition de l’homme, & qui dégoûte de la vie ! il faut ſuer, veiller, fléchir, dépendre, pour avoir un peu de fortune, ou la devoir à l’agonie de nos proches. Celuy qui s’empeſche de ſouhaiter que ſon père y paſſe bientoſt eſt homme de bien.

69. — Le caractère de celuy qui veut hériter de quelqu’un rentre dans celuy du complaiſant : nous ne ſommes point mieux flattez, mieux obéis, plus ſuivis, plus entourez, plus cultivez, plus ménagez, plus careſſez de perſonne pendant noſtre vie, que de celuy qui croit gagner à noſtre mort, & qui déſire qu’elle arrive.

70. — Tous les hommes, par les poſtes différents, par les titres & par les ſucceſſions, ſe regardent comme héritiers les uns des autres, & cultivent par cet intéreſt pendant tout le cours de leur vie, un déſir ſecret & enveloppé de la mort d’autrui : le plus heureux dans chaque condition eſt celuy qui a plus de choſes à perdre par ſa mort, & à laiſſer à ſon ſucceſſeur.

71. — L’on dit du jeu qu’il égale les conditions ; mais elles ſe trouvent quelquefois ſi étrangement diſproportionnées, & il y a entre telle & telle condition un abîme d’intervalle ſi immenſe & ſi profond, que les yeux ſouffrent de voir de telles extrémitez ſe rapprocher : c’eſt comme une muſique qui détonne ; ce ſont comme des couleurs mal aſſorties, comme des paroles qui jurent & qui offenſent l’oreille, comme de ces bruits ou de ces ſons qui font frémir ; c’eſt en un mot un renverſement de toutes les bienſéances. Si l’on m’oppoſe que c’eſt la pratique de tout l’Occident, je réponds que c’eſt peut-eſtre auſſi l’une de ces choſes qui nous rendent barbares à l’autre