Page:La Bruyere - Caracteres ed 1696.djvu/190

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a compté une groſſe ſomme, qui a reçu un don, qui a foit au jeu un gain conſidérable, quel fils de famille vient de recueillir une riche ſucceſſion, ou quel commis imprudent veut haſarder ſur une carte les deniers de ſa caiſſe. C’eſt un ſale & indigne métier, il eſt vrai, que de tromper ; mais c’eſt un métier qui eſt ancien, connu, pratiqué de tout temps par ce genre d’hommes que j’appelle des brelandiers. L’enſeigne eſt à leur porte, on y liroit preſque : Ici l’on trompe de bonne foi ; car ſe voudraient-ils donner pour irréprochables ? Qui ne ſçait pas qu’entrer & perdre dans ces maiſons eſt une meſme choſe ? Qu’ils trouvent donc ſous leur main autant de dupes qu’il en faut pour leur ſubſiſtance, c’eſt ce qui me paſſe.

75. — Mille gens ſe ruinent au jeu, & vous diſent froidement qu’ils ne ſauraient ſe paſſer de jouer : quelle excuſe ! Y a-t-il une paſſion, quelque violente ou honteuſe qu’elle ſoyt, qui ne pût tenir ce meſme langage ? Serait-on reçu à dire qu’on ne peut ſe paſſer de voler, d’aſſaſſiner, de ſe précipiter ? Un jeu effroyable, continuel, ſans retenue, ſans bornes, où l’on n’a en vue que la ruine totale de ſon adverſaire, où l’on eſt tranſporté du déſir du gain, déſeſpéré ſur la perte, conſumé par l’avarice, où l’on expoſe ſur une carte ou à la fortune du dé la ſienne propre, celle de ſa femme & de ſes enfants, eſt-ce une choſe qui ſoyt permiſe ou dont l’on doive ſe paſſer ? Ne faut-il pas quelquefois ſe faire une plus grande violence, lors que, pouſſé par le jeu juſques à une déroute univerſelle, il faut meſme que l’on ſe paſſe d’habits & de nourriture, & de les fournir à ſa famille ? Je ne permets à perſonne d’eſtre fripon ; mais je permets à un fripon de jouer un grand jeu : je le défends à un honneſte homme. C’eſt une trop