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Page:La Corée Libre, numéro 2, juin 1920.djvu/35

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Dans cette cité-toc et mastoc, les Japonais évoluent à l’aise. Ceux-là même qui font profession de se déchausser dans les temples comme chez leurs belles, les japs ont cette fois chaussé les souliers du mort bien avant son agonie dans l’intention formelle de ne les point ôter même pour la plus belle fille du monde. La chute de Tsing-Tao te fut qu’un incident dans l’épopée sanglante.

Le Japonais l’évoque comme le plus remarquable des faits d’armes de la grande guerre auprès duquel pâlissent Verdun ou la Marne

Le Japonais considérant Tsing-Tao comme prise de guerre s’y installa immédiatement comme chez lui en maître orgueilleux, insolent et retors.

Le disque rouge de son drapeau remplaça au mât de pavillon l’aigle qui surmontait le monument — style gare de Berlin — du gouvernement général. Un partage savant des dépouilles installa — je dirai dans quelles conditions — les Japonais dans les usines, dans les maisons de commerce, dans les villas.

Scellée dans le roc, la plaque de bronze où le kaiser célèbre en une inscription définitive la prise de possession de la terre chinoise, se vit adjoindre une dalle de pierre où l’orgueil du Soleil Levant éclate en rivalité mitoyenne avec l’aigle germain.

Même esprit de guerre, de conquête, d’impérialisme

Esprit d’imitation aussi.

Tsing-Tao, ville allemande, est plus allemande encore depuis l’emprise nipponne. Formalités tracassières de police, de douane, de passeports, fonctionnaires militarisés, sabres, bottes, éperons, panache, tout sent l’Allemand et la caserne.

Comme ils imitent et contrefont les produits français, démarquent toutes les inventions, voleur tous les procédés, camelotent, truquent, maquillent et camouflent toutes les fabrications, les Japonais artistes copient,

Le monument élevé aux Japonais tués par les Allemands est du plus pur style boche. Lourd, balourd, grotesque et prétentieux, il n’en constitue pas moins un hommage au colossal, à l’énorme, au massif, à l’écrasante et grotesque architecture teutonne.

C’est elle que l’on retrouve dans les constructions qui ont jailli de terre durant ces deux dernières années : usines, bureaux, banques, habitations de fonctionnaires, maisons de geishas, écoles, hôpitaux, cliniques, tout ça les Japonais l’érigent en imitation de faux simili allemand.

Sur les maisons de brique, ils font aux façades des applications de plâtres teintés — et quelles teintes ! — découpés et macaroniques.

Ils les recouvrent d’enduits, de torchis, de crépis, de mouchetis verts et bleus. Ce sont les ornements des rues nouvelles où l’architecture nippo-néo-allemande apparaît en manifestation du plus haut comique. Les anciennes voies ont été débaptisées il y a quelques semaines.

Mais si la rue Hohenzollern est devenue Maizuru Machi et le boulevard Bismarck le Mannem Machi, les Japonais, dans les terrains restants complètent au mieux le décor de la ville qui convient aux Allemands d’Extrême-Orient.

Et je ne serais pas étonné que le gouverneur militaire japonais qui avait invité à dîner le 2 février dernier les prisonniers allemands de retour du Japon l’ait fait pour s’expliquer. Ne convenait-il pas, en effet, de faire comprendre à ces Boches que c’était pour se perfectionner dans les méthodes allemandes et étudier de plus près l’art de la construction et du mobilier que les Japonais s’étaient installés pour pas cher dans leurs maisons abandonnées.

Il est bien permis de le supposer, car les journaux japonais de Tsing Tao ont complètement oublié de parler — et pour cause — de ce dîner officiel dans le décor teutonnique japonisé — où le « saké » fut bu entre saqueurs et saqués…

Albert Nachbaur
(La Lanterne, 14 mai 1920.)