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Page:La Dépêche, année 42, n° 15727, 15 août 1911.djvu/4

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sement d’horizon de sentir cette fraternité du langage avec les peuples latins. Elle est bien plus visible et sensible dans nos dialectes du Midi que dans la langue française, qui est une sœur aussi pour les autres langues latines, mais une sœur un peu déguisée, une sœur « qui a fait le voyage de Paris ». L’Italie, l’Espagne, le Portugal s’animent pour de plus hauts destins, pour de magnifiques conquêtes de civilisation et de liberté. Quelle joie et quelle force pour notre France du Midi si, par une connaissance plus rationnelle et plus réfléchie de sa propre langue et par quelques comparaisons très simples avec le français d’une part, avec l’espagnol et le portugais d’autre part, elle sentait jusque dans son organisme la solidarité profonde de sa vie avec toute la civilisation latine ! Dans les quelques jours que j’ai passés à Lisbonne, il m’a semblé plus d’une fois, à entendre dans les rues les vifs propos, les joyeux appels du peuple, à lire les enseignes des boutiques, que je me promenais dans Toulouse qui serait restée une capitale, qui n’aurait pas subi, dans sa langue une déchéance historique et qui aurait gardé, sur le fronton de ses édifices, comme à la devanture de ses plus modestes boutiques, aux plus glorieuses comme aux plus humbles enseignes, ses mots d’autrefois, populaires et royaux. De se sentir en communication avec la beauté classique par les œuvres de ses poètes, de se sentir en communication par sa substance même avec les plus nobles langages des peuples latins, le langage de la France méridionale recevra un renouveau de fierté et de vie. Notre languedocien et notre provençal ne sont guère plus que des baies désertées, où ne passe plus le grand commerce du monde ; mais elles ouvrent sur la grande mer des langages et des races latines, sur cette « seigneurie bleue » dont parle le grand poète du Portugal.

Il faut apprendre aux enfants la facilité des passages et leur montrer par delà la barre un peu ensablée, toute l’ouverture de l’horizon.

J’aimerais bien que les instituteurs, dans leurs Congrès, mettent la question à l’étude.

C’est de Lisbonne que j’ai écrit ces lignes, au moment de partir pour un assez lointain voyage, où je retrouverai d’ailleurs, de l’autre côté de l’Atlantique, le génie latin en plein épanouissement. C’est de la pointe de l’Europe latine que j’envoie à notre France du Midi cette pensée filiale, cet acte de foi en l’avenir, ces vœux de l’enrichissement de la France totale par une meilleure mise en œuvre des richesses du Midi latin.

JEAN JAURÈS.