Aller au contenu

Page:La Fontaine - Œuvres complètes - Tome 1.djvu/24

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
18
LA VIE

tant vantée, luy qui enseignoit la veritable Sagesse, et qui l’enseignoit avec bien plus d’art que ceux qui en donnent des Definitions et des Regles. On a veritablement recueilly les vies de ces deux grands Hommes ; mais la pluspart des Sçavans les tiennent toutes deux fabuleuses ; particulierement celle que Planude a écrite. Pour moy, je n’ay pas voulu m’engager dans cette Critique. Comme Planude vivoit dans un siecle où la memoire des choses arrivées à Esope ne devoit pas estre encore éteinte, j’ay crû qu’il sçavoit par tradition ce qu’il a laissé[1]. Dans cette croyance je l’ay suivy, sans retrancher de ce qu’il a dit d’Esope que ce qui m’a semblé trop puerile ou qui s’écartoit en quelque façon de la bien-seance.

Esope estoit Phrygien, d’un Bourg appellé Amorium. Il nacquit vers la cinquante-septiéme Olympiade, quelque deux cens ans aprés la fondation de Rome. On se sçauroit dire s’il eut sujet de remercier la Nature, ou bien de se plaindre d’elle : car en le doüant d’un tres-bel esprit, elle le fit naistre difforme et laid de visage, ayant à peine figure d’homme ; jusqu’à luy refuser presque entierement l’usage de la parole. Avec ces defauts, quand il n’auroit pas esté de condition à estre Esclave, il ne pouvoit manquer de le devenir. Au reste, som ame se maintint toûjours libre, et indépendante de la fortune. Le premier Maistre qu’il eut, l’envoya aux champs labourer la terre ; soit qu’il le jugeast incapable de toute autre chose, soit pour s’oster de devant les yeux un objet si desagreable. Or il arriva que ce Maistre estant allé voir sa maison des champs, un Païsan lui donna des Figues : il les trouva belles, et les fit serrer fort soigneusement, donnant ordre à son

  1. L’intervalle entre Esope et Planude étoit de 1800 ans au moins. La Fontaine semble ne pas s’en être rendu compte ; à moins qu’il ne faille voir là une de ces distractions auxquelles il étoit sujet.