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CONTES ET NOUVELLES.

C’étoit trop de severité ;
Mais la publique utilité
Deffendoit que l’on fist au garde aucune grace.
Pendant la nuit il vid aux fentes du tombeau
Briller quelque clarté, spectacle assez nouveau.
Curieux, il y court, entend de loin la Dame
Remplissant l’air de ses clameurs.
Il entre, est étonné ; demande à cette femme
Pourquoy ces cris, pourquoy ces pleurs,
Pourquoy cette triste musique,
Pourquoy cette maison noire et melancolique.
Occupée à ses pleurs, à peine elle entendit
Toutes ces demandes frivoles,
Le mort pour elle y répondit ;
Cet objet, sans autres parolles,
Disoit assez par quel malheur
La Dame s’enterroit ainsi toute vivante.
Nous avons fait serment, ajoûta la suivante,
De nous laisser mourir de faim et de douleur.
Encor que le soldat fust mauvais orateur,
Il leur fit concevoir ce que c’est que la vie.
La Dame cette fois eut de l’attention ;
Et déja l’autre passion
Se trouvoit un peu ralentie :
Le tems avoit agi. Si la foy du serment,
Poursuivit le soldat, vous deffend l’aliment,
Voyez-moy manger seulement,
Vous n’en mourrez pas moins. Un tel temperament
Ne déplut pas aux deux femelles,
Conclusion qu’il obtint d’elles
Une permission d’apporter son soupé :
Ce qu’il fit ; et l’esclave eut le cœur fort tenté
De renoncer dés-lors à la cruelle envie
De tenir au mort compagnie.
Madame, ce dit-elle, un penser m’est venu :
Qu’importe à vôtre époux que vous cessiez de vivre ?
Croyez-vous que luy-même il fût homme à vous suivre
Si par vôtre trépas vous l’aviez prevenu ?