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XV

LA MORT ET LE MALHEUREUX

Un malheureux appelait tous les jours
La mort à son secours.
Ô Mort ! lui disait-il, que tu me sembles belle !
Viens vite, viens finir ma fortune cruelle !
La Mort crut, en venant, l’obliger en effet.
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
Que vois-je ? cria-t-il ; ôtez-moi cet objet !
Qu’il est hideux ! que sa rencontre
Me cause d’horreur et d’effroi !
N’approche pas, ô Mort ! ô Mort, retire-toi !

Mécénas fut un galant homme ;
Il a dit quelque part : Qu’on me rende impotent,
Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme
Je vive, c’est assez, je suis plus que content.
Ne viens jamais, ô Mort ! on t’en dit tout autant.

Ce sujet a été traité d’une autre façon par Ésope, comme la fable suivante le fera voir. Je composai celle-ci pour une raison qui me contraignait de rendre la chose ainsi générale. Mais quelqu’un me fit connaître que j’eusse beaucoup mieux fait de suivre mon original, et que je laissais passer un des plus beaux traits qui fût dans Ésope. Cela m’obligea d’y avoir recours. Nous ne saurions aller plus avant que les anciens : ils ne nous ont laissé pour notre part que la gloire de les bien suivre. Je joins toutefois ma fable à celle d’Ésope, non que la mienne le mérite, mais à cause du mot de Mécénas que j’y fais entrer, et qui est si beau et si à propos que je n’ai pas cru le devoir omettre.