Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/390

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—382— — Pauvres gens, dit le roi, tout saisi d'amour et de pitié, quel terrible fléau vous a frappés et comment vivez-vous ici sans nulle ressource et sans nulle assistance ? — Seigneur, dit la femme, permets que je réponde pour mon ami que le mal a rendu muet et je satisferai ta demande. Nous habitions naguères une ville riche et opulente dont nos pères étaient les seigneurs. Et nos familles, les premières de la ville, étaient divisées par leur orgueil et par leur jalousie et se haïssaient l'une l'autre. Tous deux on nous avait élevés dans le mépris et la haine de la famille rivale et nous nous en voulions sans nous con naître. Mais un matin béni, un jour radieux et clair comme celui qui maintenant se lève et nous éclaire, nous nous vîmes au détour d'une rue, nos yeux plongèrent en nos yeux et dans nos yeux trouvèrent le chemin de nos cœurs, l'amour y remplaça une inconsciente haine, et de ce seul regard nos cœurs délivrés s'élurent et s'unirent d'une éternelle tendresse, car nous nous sommes aimés depuis ce jour comme nous nous aimons aujourd'hui. Nous ne nous étions plus revus et la joie de notre vie transfigurée gon flait nos cœurs, quand une nouvelle terrible vint jeter la consternation par toute la ville et troubler la sereine quiétude de notre amour. Des pèlerins récemment arrivés de Terre sainte avaient apporté avec eux la lèpre horrible et le mal avait déjà gagné de pieux citoyens qui, insoucieux du danger, avaient voulu aller les visiter. Le mal se propageait avec rapidité et chaque jour de funèbras cortèges s'avançant vers l'église et les léproseries, jetaient la terreur dans les rues. Et jour et nuit je priais pour que mon ami fût sauvé et que le ciel lui épargnât l'horrible fléau. Le bruit des cloches sonnant quotidien nement le glas des morts, faisait trembler notre maison adossée à l'église et m'épouvantait. Car chaque jour, le front anxieusement collé aux vitres, je tremblais par l'affreuse crainte de voir mon ami marcher à son tour vers l'église, dans l'effrayant et noir cortège des malheureux lépreux. Et j'ima ginai la nuit de cruels tourments, de longues mortifications pour rendre mes prières plus efficaces. Mais Dieu qui sait tout, qui prévoit tout, qui voyait dans ce mal notre bonheur constant pour toujours assuré, voulut bien ne pas les entendre, et tant que ma langue pourra remuer en ma bouche, je l'en remercierai et dirai ses louanges pour ne m'avoir point alors exaucée. Car un matin les cloches sonnèrent plus fort que jamais, et la maison tout entière tremblait, mais je tremblais plus fort que la maison, et dans l'église les orgues puissants ronflèrent, faisant vibrer et prier -les pierres elles-mêmes. Bientôt des voix répondirent du dehors, de lentes, monotones et basses psalmodies de sourdes litanies qui semblaient récitées par tout un