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LA NATURE.

Quoique rafraîchis d’une façon providentielle, inespérée, les soldats russes avaient trop cruellement souffert dans cette courte campagne, pour qu’il fût prudent de la reprendre. Les troupes du colonel Markosoff furent contraintes de battre définitivement en retraite sur Krasno-Vodik, où la nouvelle des succès obtenus par les autres sections de l’armée vint les consoler de l’échec que l’extraordinaire chaleur du soleil leur avait fait subir.


LE PERCEMENT DU SAINT-GOTHARD

Les travaux de percement du Saint-Gothard se continuent avec la plus grande activité. De nombreux ouvriers, armés du pic, de la poudre et de la dynamite, attaquent les flancs du massif alpestre, sur le versant nord, du côté du Gœschenen, sur le versant sud, du côté d’Airolo. Pour que les deux excavations qui vont toujours en se rapprochant du centre de la montagne, se rencontrent, pour que l’immense rempart où la nature a entassé granit, schistes et calcaire, soit percé de part en part par un tunnel de 15 kilomètres de longueur, il faudra, pendant de longues années, accomplir des prodiges de travail et de persévérance.

Quoique cette œuvre ait été entreprise, ne l’oublions pas, dans un but hostile à la France, quoiqu’elle ait soulevé bien des nuages dans l’atmosphère de la politique, elle n’en offre pas moins une importance capitale au point de vue scientifique : les résultats qu’on en peut attendre au nom de la géologie, de l’art de l’ingénieur et des intérêts commerciaux, sont considérables.

Nous mettons sous les yeux de nos lecteurs la coupe du tunnel, faite d’après un géologue distingué, M. Giordano, et nous l’accompagnerons des curieux détails géologiques, que vient de publier, à ce sujet, la Bibliothèque universelle de Genève[1].

« Le Saint Gothard présente au centre deux massifs granitiques considérables, dont le plus septentrional occupe la partie supérieure de la vallée de la Reuss, et le plus méridional forme les sommités du Monte-Prosa, de la Fibbia, du Piz Lucendro ; ils restent à l’ouest du trajet du tunnel, et sont compris dans une masse considérable de gneiss ou de micaschiste feldspathique qui forme une grande partie du tunnel et dans laquelle se trouvent des alternances de roches dioritiques et amphiboliques. Une zone de calcaires plus ou moins micacés, associés à des calcaires cristallins, est intercalée au milieu de ces roches, au nord d’Andermatt, d’Hospenthal et de Zumdorf. Elle longe la vallée d’Urseren et passe au col de la Furca, où elle est associée à de la cargneule. Le gneiss recommence au delà de cette zone, mais sur une faible largeur, et il s’appuie contre le granit de Gœschenen, dans lequel est creusée la partie septentrionale du tunnel, et qui appartient au massif de Finsteraarhorn. Au sud, le gneiss passe à des schistes amphiboliques, micacés et grenatifères d’une grande épaisseur, dans lesquels le tunnel se termine du côté d’Airolo. À ces schistes succède une zone calcaire qui occupe le fond de la vallée du Tessin et qui est de même nature que celle d’Urseren. Elle est associée à des dolomies grenues et à de grandes masses de gypse qu’on voit dans le val Canarie et sur plusieurs points du cours du Tessin ; elle s’appuie au sud contre des masses puissantes de schistes calcaires et micacés qui forment l’Alpe Piscium, le Pico di Mezoddi, etc.

« La zone de calcaire d’Airolo se prolonge, à l’ouest, jusqu’au col des Nuffenen et au delà. On y voit la cargneule en contact avec un gneiss bien caractérisé, puis une roche calcaire schisteuse, foncée, d’un aspect singulier ; sa surface présente des bélemnites mal conservées mais dont la forme et la structure interne sont très-reconnaissables, et des corps bizarres dont les uns ont la forme de prismes et les autres celles de lentilles.

« Les roches de Nuffenen et celles de la Furca sont probablement de même époque. Par analogie avec d’autres parties des Alpes, on est tenté de les rapporter au terrain liasique ; peut-être les roches à bélemnites des Nuffenen sont-elles intercalées par suite d’un plissement dans les roches triasiques que paraissent présenter les dolomies, les gypses et les calcaires micacés des environs d’Airolo. Le travail de M. Giordano donne sur ce sujet peu d’éclaircissements. Ses hypothèses sur l’âge des gneiss et des micaschistes de ce massif ne seront probablement pas admises sans discussion.

Il considère ces roches comme des roches paléozoïques, métamorphiques, et il serait particulièrement disposé à les regarder comme faisant partie du terrain carbonifère ; le centre du massif appartiendrait aux roches les plus anciennes. Les masses granitiques centrales auraient pénétré ces roches à l’état pâteux, y auraient envoyé des filons et les auraient profondément modifiées. Ce fait se serait passé après l’époque triasique. Le Saint-Gothard présente une structure en éventail très-régulière. M. Giordano regarde cette structure comme le résultat d’une croûte dont la partie supérieure aurait été enlevée par érosion. »

Ces détails géologiques sont complétés par la coupe du Saint-Gothard (voir ci-contre), qui est exactement reproduite à  ; la ligne inférieure représente le niveau de la mer ; les chiffres de la légende explicative donnent l’étendue en mètres des diverses couches à perforer. En les additionnant on obtient la longueur totale du tunnel, qui est exactement de 15 070 mètres.

Une assemblée générale des actionnaires de l’œuvre gigantesque que nous étudions a eu lieu le

  1. Archives des sciences physiques et naturelles, t. XLVI, no 184. — Nous adressons nos remerciements sincères au directeur de cette publication, qui a bien voulu nous autoriser à faire graver notre coupe géologique d’après celle qu’il a publiée en Suisse.