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LA NATURE.
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pourvu d’une excellente machine plus forte que celles qui sont ordinairement consacrées à des navires d’un tonnage aussi faible, car il ne jauge que 200 tonneaux, ce qui explique que son équipage ne fût que de vingt-cinq hommes, mais on n’avait rien négligé pour assurer leur bien-être ; outre les articles d’uniformes, dont étaient pourvus les marins suédois, on leur avait fait, avant le départ, une distribution de vêtements en peau de renne pareils à ceux dont se servent les Lapons. On avait heureusement pris à bord pour dix-huit mois de vivres, de sorte que les quarante-cinq parasites involontaires, formant l’équipage des deux navires captifs, n’ont pas été réduits à mourir de faim et de misère, comme ils auraient pu l’être. Dans les approvisionnements figurait, pour une portion notable, le Penni-cam, substance dont on fait grand usage dans toutes les explorations polaires depuis celles que l’amirauté anglaise a organisées pour la recherche du capitaine Franklin. Le Penni-cam qui a été inventé par les Indiens de l’Amérique du Nord, chez lesquels il est en usage depuis un temps immémorial se compose de viande mélangée de graisse. C’est l’aliment le plus nutritif de tous ceux que l’on connaisse. Il suffit de deux kilos, grâce à son intermédiaire, pour entretenir un homme d’aliments solides, pendant vingt-quatre heures, dans un climat où la faim canine est à l’ordre du jour.

Le Gladan et le Polhem avaient été mis à la disposition de l’expédition, par le gouvernement suédois avec une somme de 15 000 rixdalers, environ 43 000 francs. Le surplus, ainsi que l’Onkel-Adam, a été donné par M. Oscar Dickson, riche négociant de Gothembourg, qui, comme nous l’avons dit précédemment, patronne les expéditions arctiques, aussi chaleureusement que Grinnel des États-Unis, que l’anglais Félix Booth et que le comte Romanoff[1]. M. Oscar Dickson a même agi avec une intelligence plus profonde de la situation, car il s’est efforcé de donner un but industriel aux expéditions scientifiques du Spitzberg, et il a l’intention d’établir, dans les environs du mont Thorsden, une petite colonie permanente, afin de s’y livrer à l’exploitation de très-riches gisements de phosphate de chaux. Ne serait-ce point un fait bien remarquable que de voir une île condamnée, en apparence, à une stérilité éternelle fournir aux nations plus favorisées par la nature, les moyens de ne point épuiser les facultés génératrices de leur sol ? Pourrait-on donner un plus bel exemple de l’étonnante solidarité qui relie, l’une avec l’autre, toutes les parties de la terre, de sorte qu’en réalité l’humanité ne forme qu’un seul faisceau ? On peut admettre, en principe, qu’il n’y a pas de pays assez déshérité pour ne pouvoir fournir son contingent à l’harmonie universelle. C’est à la science, à la vraie science qu’il appartient non-seulement de décrire et de découvrir ces régions, mais encore de déterminer l’usage économique auquel chacune a dû être réservée, dans le plan de la construction du monde.

L’expédition, qui avait le droit de se croire dans l’abondance, se trouva tout d’un coup dans une misère relative des plus gênantes. Ces embarras seraient devenus une véritable famine si les baleiniers des caps n’avaient trouvé moyen de s’évader. Malheureusement, les Lapons qui soignaient les rennes, les laissèrent disparaître dans les glaciers, où il fut impossible de les suivre. La maladresse de ces demi-sauvages donna, — qu’on nous pardonne l’expression, — le coup de pied de l’âne à l’expédition en traîneau. En effet, la ration solide de chaque homme est de deux kilos, comme nous l’avons vu plus haut. À ces deux kilos il faut ajouter un kilo d’alcool employé comme combustible pour faire la cuisine et pour fondre l’eau destinée à la boisson ; une expédition de seize hommes consomme donc près de 50 kilos par jour, ce qui fait 1 500 kilos par mois. Si on ajoute à cela les effets de campement et le poids des traîneaux qui est de 60 kilos, on arrive facilement à se convaincre de l’impuissance de la force humaine. La seule question qui reste à résoudre c’est de savoir s’il vaut mieux employer des chiens, comme on le fait ordinairement, ou des rennes comme Nordenskiold a essayé de le faire dans son premier voyage.

Les rennes ont l’inconvénient très-sérieux d’être enclins à déserter, tandis que les chiens sont un modèle d’intelligence et de fidélité. En outre, les rennes sont des herbivores qui ont besoin d’un fourrage très-volumineux et très-pesant. Les chiens sont plus faibles mais ils se contentent d’une nourriture plus concentrée.

Avant de quitter Tromsoe, au mois de juin 1872, les Suédois ont eu le plaisir de rencontrer l’expédition du Teghetoff, organisée par des Autrichiens. Ces vaillants explorateurs essayent en ce moment de revenir au détroit de Behring en suivant les côtes septentrionales de Sibérie. C’est peut-être la plus rude de toutes les campagnes arctiques ; tentée il y a cent trente ans, à deux reprises, elle n’a point réussi. Les Autrichiens ont, de même que les Suédois, emporté des traîneaux, mais ils se servent de chiens qui paraissent admirablement dressés. Espérons qu’ils auront été mieux servis par la fortune que leurs émules ; mais nous devons nous hâter de reconnaître que l’expédition Nordenskiold, au point de vue théorique, a parfaitement réussi. En effet, le voyage en traîneau, quoiqu’il fut entrepris dans des circonstances aussi déplorables, n’a pas duré moins de soixante jours pendant lesquels, sans le secours de bêtes de trait, on a parcouru près de cent lieues. Cette activité développée avec des rennes ou des chiens, aurait conduit infailliblement les voyageurs dans les régions mystérieuses dont ils ont eu tant de peine à effleurer le seuil.

Le Polhem avait apporté, à Mossell-Bay, une cabane en bois, très-chaude, très-commode et très-bien

  1. Le comte Romanoff fit les frais de la grande expédition de Kotzebue, Félix Booth de celle du capitaine Ross, et Grinnel de plusieurs expéditions américaines à la recherche du capitaine Franklin.