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LA NATURE.

sante, éclairant le ciel chargé d’épais nuages et la mer qui bouillonnait et menaçait à chaque instant de nous engloutir. Le grand mât avait été brisé par le vent ; il n’en restait qu’un tronçon. Les mâts supérieurs de misaine étaient aussi tombés, emportant le bout dehors du grand foc. La moitié de la vergue de misaine avait été emportée par sa voile. La foudre tombait presque sans interruption, et des aigrettes lumineuses courraient sur l’extrémité des mâts comme des feux follets.

« À 7 h. 45, le baromètre était descendu à 698mm. Baisse incroyable, et l’une des curieuses observations faites pendant cette nuit terrible. À 7 h. 55, le calme le plus complet succéda sans transition à la tourmente. La pluie cessa, le vent et la mer tombèrent à la fois. Ceux qui ignoraient la marche ordinaire d’un cyclone se félicitaient de voir la fin de la tempête. Mais nous, nous comprenions que nous étions dans le centre ; nous savions que le danger allait devenir plus imminent que jamais.

« On s’empressa de profiter de l’accalmie, qui devait être bien courte, pour dégager le pont, autant que possible, des débris qui l’encombraient. Les matelots travaillaient avec ardeur sous la direction de leurs chefs, éclairés par la pâle lumière que répandait maintenant le ciel étoilé.

Courbe barométrique du cyclone de l’Amazone.

« Le baromètre marquait toujours 692mm ; il était affolé et ses oscillations étaient de plus de 10mm. On entendait au loin un grondement sourd. De légères fraîcheurs, sans direction déterminée, venaient frapper le visage. La mer était tourmentée dans tous les sens. Une brume épaisse la recouvrait, et des nuages grisâtres s’élevaient au-dessus de l’horizon jusqu’à une hauteur de 40 degrés environ, laissant à découvert au-dessus de nos têtes un cercle de ciel pur, d’un bleu transparent, étincelant de la lumière des étoiles. Ce cercle s’étendait davantage sur tribord que sur bâbord, ce qui nous indiquait que la zone centrale de calme de l’ouragan passait sur nous suivant une petite corde de sa circonférence et non suivant un diamètre. Au bout d’un quart d’heure à peine, une brise folle de l’ouest commença à se faire sentir, de légères vapeurs envahirent le zénith ; en un clin d’œil le ciel s’assombrit, et à ce calme d’une majesté indescriptible succédèrent les plus violentes bourrasques. La pluie balaya de nouveau l’espace avec sa prodigieuse vitesse, les explosions électriques retentirent ; ce fut pour nous l’heure suprême ! Nous savions que si le navire pouvait résister à ce premier choc, notre salut était presque assuré, la tempête devant ensuite diminuer rapidement. Mais résisterait-il ?…

« Notre gouvernail ne tarda pas à être emporté. Il n’y avait plus aucune manœuvre à faire ; la machine ne fut utilisée que pour pomper l’eau de la cale. L’équipage était soit aux pompes à bras, soit à faire la chaîne, soit à veiller les voies d’eau pour les aveugler. Nous nous laissions entraîner par l’ouragan. Le vent, aussi terrible que celui qui avait précédé notre entrée dans le centre, imprimait cependant au bâtiment des mouvements moins violents, parce qu’il n’avait plus d’appui sur les mâts de l’arrière dont la chute nous sauva. Le grondement de la tempête était plus sourd. Quant à sa direction, elle était opposée à celle observée dans la première partie du cyclone, ce qui doit être quand on passe dans le centre.

« Le commandant et l’officier de quart étaient encore sur le pont ; mais, pour ne pas être emportés, ils étaient contraints à se cramponner des deux mains, et bientôt ils furent obligés de descendre aussi. Au moment où ils quittaient le pont, une lame monstrueuse s’avançait, dominant le navire d’une dizaine de mètres, et semblant le menacer d’une perte certaine. Cette lame nous prit par le travers, nous enveloppa dans son tourbillon et, passant par-dessus le pont, arracha les bastingages de chaque bord sur une grande longueur, emportant les embarcations suspendues par le travers du grand mât.

« On renaissait toutefois peu à peu à l’espoir ;