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Page:La Nature, 1873.djvu/397

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LA NATURE.

On reconnut que, par les plus basses marées, il apparaît une roche à 3 kilomètres de l’extrême pointe occidentale du bas-fond, mais elle découvre à peine et ce n’est qu’à 6 kilomètres de cette extrémité, à 11 kilomètres de l’île de Sein, qu’on trouve un écueil dépassant de 3 mètres le niveau des plus basses mers ; mais cette roche, appelée Ar-Men, n’a pas plus de 8 mètres de large sur 15 de long, aussi ne sembla-t-elle pas propre à recevoir les fondations d’un grand phare et l’on se résigna à proposer l’érection d’une tour sur une roche plus grande qui n’est qu’à 5 kilomètres seulement de Sein. La commission des phares n’accepta point cette solution imparfaite et demanda, à l’administration de la marine, de nouvelles études ; elles eurent lieu en 1865 et ne furent pas plus satisfaisantes. Sans se décourager, on confia, en 1866, à M. l’ingénieur Ploix, la mission d’explorer une troisième fois la chaussée de Sein ; son examen ayant été plus complet, sa conclusion fut plus hardie ; il proposa de s’établir sur la roche Ar-Men. « C’est une œuvre, excessivement difficile, presque impossible, mais peut-être faut-il tenter l’impossible, eu égard à l’importance capitale de l’éclairage de la chaussée. » Telles étaient les conclusions du rapport de M. Ploix ; elles furent adoptées le 26 novembre de la même année, par la commission des phares, qui proposa la construction sur cet écueil d’un soubassement en maçonnerie destiné à devenir la base d’un phare.

Carte des phares des abords de Brest.

Pourtant, la mer est si grosse dans ces parages, même par les temps les plus calmes, les courants sont si violents (17 kilomètres à l’heure), que la roche, incessamment couverte par les lames, n’avait jamais été foulée par un pied humain. M. Ploix s’en approcha à 15 mètres, M. l’ingénieur Joly en fit le tour encore de plus près, mais ni l’un ni l’autre ne purent aborder cette masse de gneiss coupée en deux par une profonde fissure où la vague rejaillissait, et se terminant à pic du côté de l’est, où l’abordage serait le plus facile. Ce furent les pêcheurs de l’île de Sein, leur syndic le premier, qui eurent l’honneur de débarquer d’abord. Eux seuls pouvaient guetter et saisir l’instant favorable, si excessivement rare, où la roche devenait accostable ; eux seuls étaient assez bons nageurs, assez bons marins pour naviguer entre ces rocs sur cette mer qui jamais ne s’apaise et conquérir cet affreux écueil. Ces hommes, qui ne s’étaient jamais servis d’un autre outil que de leur filet, consentirent à manier le marteau et le fleuret du mineur pour creuser des trous dans la roche. Ces trous étaient destinés à recevoir des barres de fer verticales, ayant pour but de relier les maçonneries au rocher, et, par suite, les différentes parties de celui-ci entre elles.

Les trous devaient avoir 30 centimètres de profondeur sur 7 environ de diamètre ; le percement de chacun d’eux devait être payé cinq cents francs[1]. — Ce chiffre seul donne une idée des difficultés auxquelles on s’attendait ; ici nous laisserons parler le rapport officiel, saisissant dans la sobriété administrative de son style : « Les pêcheurs se mirent résolument à l’œuvre en 1867. Dès qu’il y avait possibilité d’accoster, on voyait accourir des bateaux de pèche ; deux hommes de chacun descendaient sur la roche, munis de leur ceinture de liège, s’y cramponnant d’une main, tenant de l’autre le fleuret ou le marteau, et travaillaient avec une activité fébrile incessamment couverts par la lame qui déferlait par-dessus leur tête. L’un d’eux était-il emporté, la violence du courant l’entraînait loin de l’écueil contre lequel il se serait brisé ; sa ceinture le soutenait et une embarcation allait le prendre pour le ramener au travail. À la fin de la campagne, on avait pu accoster sept fois, on avait en tout huit heures de travail, et quinze trous étaient percés sur les points les plus élevés. L’année suivante, on se trouvait en présence de

  1. Au total, l’administration a payé 29 000 francs pour 55 trous. Elle a fourni en outre les outils et les ceintures de sauvetage.