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LA NATURE.

Si nous sommes bien renseignés, le Challenger ne quittera pas les hautes régions australes sans reconnaître la situation de la terrible banquise devant laquelle Dumont d’Urville et les plus intrépides marins ont dû battre en retraite.

Quoiqu’une expédition polaire n’entre pas dans le programme de cette étonnante expédition scientifique, le Challenger ne saurait laisser échapper cette occasion pour faire une pointe dans ces hautes latitudes, où les profondeurs de l’Océan recèlent certainement tant de myriades d’êtres différents. Car des sondages dans les mers australes sont indispensables pour comparer les trésors de cette vie sous-marine, avec les merveilles, si connues maintenant, des profondeurs de l’océan Boréal. Quel enseignement si ces animaux offrent de grandes analogies, comme on peut le croire ? quelle leçon, s’ils sont aussi différents que quelques personnes l’ont imaginé ?

Aujourd’hui nous connaissons tout l’ensemble du voyage depuis le départ d’Angleterre jusqu’à l’arrivée au cap qui a eu lieu dans les derniers jours d’octobre, et où le Challenger est resté jusqu’au 6 décembre. Nous allons rapidement résumer les principaux incidents de cette partie importante de la campagne.

Après avoir quitté l’Amérique, le Challenger traversa de nouveau l’Atlantique pour se rendre aux Açores. Le 1er juillet, il jetait l’ancre dans la baie de Fayol, et, apprenant que la petite vérole avait éclaté à Madère, il se rendait aux îles du Cap-Vert précisément dans les parages précédemment explorés. Cette partie de l’Océan, explorée de nouveau, donna des formes nouvelles, en même temps que des organismes connus.

Le spectacle offert par les heureux coups de drague est des plus curieux. L’émotion est au comble, lorsque le courrier des mers profondes approche. Quelquefois hélas ! le câble lâche prise. C’est alors surtout que l’on voudrait savoir ce que la drague portait avec elle. N’avait-on pas saisi peut-être quelque remarquable proie ! Notre gravure reproduit fidèlement la fin de l’opération du sondage océanique. La drague, que l’on aperçoit sur le pont du navire, a été traînée au fond de la mer, où elle est parvenue, attachée à une corde appesantie par des poids. Le navire la tire à sa remorque, et, grâce à son ouverture métallique et rigide, elle se remplit de la vase, des débris et des animaux marins qui se trouvent sur son passage. Cette drague, véritable sac, est en outre munie d’une tige de fer, hérissée de houppes de chanvre, qui saisissent au passage les crustacés ou les oursins.

C’est à Saint-Vincent, capitale des îles du Cap-Vert, que le Challenger reçut les livres, les provisions, les instruments d’Europe. On y séjourna pendant 16 jours, pendant lesquels on se livra à des observations magnétiques indispensables pour pouvoir étudier le magnétisme des régions australes. Puis le Challenger continuant sa promenade en zig-zag, traversa une troisième fois l’océan Atlantique. Il passa près des célèbres rochers de Saint-Paul, étonnante excroissance de rocs poussés en plein océan, où l’équipage de la frégate cuirassée le Niger fut si heureux de trouver uu abri, il y a quelques années[1].

L’exploration de cette terre inhabitée, inhabitable, donna lieu à plusieurs incidents bizarres que nous ne pouvons rapporter en ce moment. Nous devons suivre rapidement le Challenger dans sa route vers Bahia, où il arriva le 10 septembre. Après une aussi longue croisière, un séjour de quelque durée dans une grande cité maritime était de toute nécessité. Les autorités brésiliennes mirent les bateaux à vapeur et les chemins de fer à la disposition gratuite des officiers et de l’équipage. Malheureusement l’apparition d’un cas de fièvre jaune hâta l’appareillage, et le Challenger traversa une quatrième fois l’Atlantique, après avoir exploré les îles Tristan da Cunha. Un autre épisode touchant se produisit dans cette dernière partie du voyage. Les habitants de Tristan da Cunha racontèrent que deux Allemands s’étaient établis sur une île appelée, à bon droit, île inaccessible, afin de se livrer à la chasse des veaux marins. Comme on n’avait plus entendu parler de ces aventuriers, on les croyait morts. Le Challenger n’oublia pas que le nom de « chevalier errant » oblige[2]. Il se rendit en vue de l’île inaccessible, que ses bateaux ne tardèrent point à aborder. Les deux Crusoës étaient encore vivants, et tout à fait fatigués de leur vie solitaire. Les phoques avaient été très-rares, et les deux malheureux seraient morts de faim s’ils n’avaient trouvé quelques porcs sauvages, réfugiés sur les sommets les plus escarpés. Le capitaine Wywille Thompson leur offrit de les prendre à son bord, et il les mena au Cap. Il ne manque plus qu’un nouveau Daniel de Foë pour les immortaliser, mais les Robinsons sont moins rares que leurs historiographes.

Cette bonne action trouva sa récompense dans le fond de la mer, car le Challenger revint au Cap avec de très-précieux sondages, comme si les dieux inconnus de l’abîme avaient tenu à récompenser cette humaine action.

Nous ne chercherons point à résumer cette partie des opérations. Nous dirons cependant que les îles Tristan da Cunha sont reliées au continent américain par une sorte de chaîne sous-marine, au-dessus de laquelle il n’y a jamais plus de 2 000 brasses d’eau. Ajoutons que la température de l’eau sur ce récif est sensiblement supérieure à celle de la glace fondante. Nous reviendrons sur tous ces points avec les détails dont ils sont dignes à tous égards. Dès que nous aurons reçu les correspondances du Cap, nous y puiserons largement, pour satisfaire la légitime curiosité de nos lecteurs.

  1. Nous avons déjà, à plusieurs reprises, parlé de la curieuse île Saint-Paul (voy. table de la première année), où l’on doit établir une des stations françaises destinées à l’observation du prochain passage de Vénus.
  2. Telle est à peu près la traduction du mot Challenger, sans équivalent réel en français.