Page:La Nouvelle Revue, vol. 20 (janvier-février 1883).djvu/300

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avait acheté ce droit, sans demander aucune permission. Il prit la carte photographique de Clara, se mit à la reproduire, à l’agrandir, puis en fit une carte à stéréoscope. Il ne put s’empêcher de frissonner lorsqu’il aperçut à travers le verre la figure de la jeune fille ayant pris le relief d’un corps ; mais cette figure était grise, comme couverte de poussière, et ses yeux restaient toujours détournés. Il se mit à les regarder fixement, longtemps, comme s’il espérait que… Voilà, voilà, ils vont se tourner vers lui… mais les yeux restaient immobiles, et toute la figure prenait un aspect de poupée. Aratof se jeta dans un fauteuil, prit le feuillet arraché du journal et pensa :

— On dit que les amoureux baisent les lignes tracées par une main aimée ; je n’ai nulle envie de le faire ; l’écriture ne me semble pas jolie, mais ces lignes soulignées renferment mon arrêt.

La promesse faite à Anna d’écrire un article lui revint à la mémoire. Il se mit à la besogne ; mais tout ce qui sortait de sa plume était si froid, si forcé, si faux surtout ! on eût dit qu’il n’avait aucune foi ni dans ce qu’il écrivait ni dans ses propres sentiments. Clara elle-même lui semblait incompréhensible : décidément, elle se refusait à lui. Il jeta la plume en se disant que, ou bien il n’avait pas de talent d’écrivain, ou bien il fallait encore attendre. Il pensa à sa visite chez les Milovidof, à cette excellente Anna, et ce mot « intacte » qu’elle avait appliqué à Clara lui revint à l’esprit ; ce mot sembla le brûler et l’éclairer tout à la fois.

— Oui, dit-il, intacte, vierge comme je suis vierge moi-même ; voilà ce qui lui donne ce pouvoir.

Les pensées sur l’immortalité de l’âme, sur la vie au delà de la tombe, s’éveillèrent de nouveau dans son esprit. N’est-il pas dit dans la Bible : « Mort, où est ton aiguillon ? » et Schiller n’a-t-il pas écrit : « Les morts aussi vivront ». Et dans Mickiewiecz : « Je t’aimerai jusqu’à la fin des siècles et après la fin des siècles. » Et un écrivain anglais n’a-t-il pas dit : « L’amour est plus fort que la mort » ? Le mot de la Bible le frappa surtout ; il voulut découvrir l’endroit où se trouve cette parole, mais il n’avait pas de Bible ; il alla en demander une à Platocha. Celle-ci fut éton-