PRÉLUDE DE CHOPIN[1]
son père et sa mère, et il s’unira à sa femme, et à deux ils ne seront qu’une seule chair. (Genèse, 2, 24. Ep. aux
Eph. 5, 31. St-Mathieu, 19, 5).I
La comtesse Troubof donnait une soirée dansante. C’était un bal d’adieu : elle l’avait organisé à cause de ses trois grandes nièces, qui partaient le lendemain à la campagne, dans leurs terres.
Tout l’hiver, sa sœur, la princesse Baretsky, avait vécu à Moscou avec ses filles ; tout l’hiver, elle les avait promenées dans le monde, recevant elle-même presque tous les deux jours, à cause d’elles, et faisant de fortes dépenses ; et cependant elle n’avait pas obtenu le résultat qu’elle désirait.
Maintenant qu’elles étaient à la veille de leur départ, il n’y avait déjà presque plus rien à espérer.
À Moscou il s’était encore trouvé moins de fiancés que là-bas, dans leur province. À vrai dire, il y avait bien quelques « véritables jeunes gens, avec un nom, une position et de la fortune : mais s’en emparer n’était pas chose facile. Les uns étaient légers, aimant à s’amuser et pensant très peu au mariage ; les autres, trop sérieux, paraissaient rarement dans le monde. Parfois encore, ainsi que l’avait observé bien souvent la princesse Baretsky, un parti se présentait ; la proposition allait être faite et, tout d’un coup, sans qu’on sût pourquoi, le prétendant faisait demi-tour et disparaissait. C’étaient les étudiants qui servaient de cavaliers à Moscou. On en trouvait autant que l’on voulait. Ils pouvaient et danser et diriger le bal. Il faisaient la cour aux demoiselles de Moscou et occupaient
- ↑ Le comte L. L. Tolstoï est le fils du célèbre écrivain L. N. Tolstoi. On sait que celui-ci a publié, il y a quelque temps, la « Sonate à Kreutzer », où il vantait la pureté, comme l’idéal de la vie. Le « prélude de Chopin » est, pour ainsi dire, une réfutation des théories émises dans la Sonate à Kreutzer. Pour le fils de Tolstoi, la question sexuelle ne peut être résolue logiquement et naturellement que par le mariage, qui doit se faire dès que l’homme arrive à la maturité sexuelle. La pureté idéale ne peut être atteinte que par les saints et ceux-ci sont en petit nombre.