Page:La Nouvelle Revue - 1899 - tome 116.djvu/586

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
588
LA NOUVELLE REVUE

II

K. Street est une rue originale ; son nom et la manière dont les maisons y sont numérotées lui donnent une allure yankee : mais sa tranquillité, ses petits jardins paisibles rappellent la Hollande et d’autre part l’étonnante fécondité des architectes qui y ont apposé leurs signatures donne à penser que les habitants sont des cosmopolites originaires de tous les coins du monde ; il n’en est rien. Les propriétaires de K. Street sont pour la plupart des Américains, mais des Américains d’un genre spécial : banquiers retirés des affaires, diplomates et hommes politiques recueillant leurs souvenirs, généraux démissionnaires, collectionneurs, artistes, lettrés, hommes de Club et de causerie dont les gens de New-York, disaient à Bourget non sans un peu de dédain « They have plenty of time for afternoon teas »[1]. Aucun d’eux n’est né là par la raison qu’il y a seulement quarante ans, l’endroit devait être un cloaque où les petits nègres prenaient leurs ébats librement. Washington ressembla longtemps à une ville de l’Ouest dont le boom[2] aurait avorté. Les avenues dessinaient un plan gigantesque, quelques poteaux pourris marquaient des carrefours grandioses mais le capitole restait isolé sur sa colline, avec des masures à ses pieds comme si la masse de l’immense édifice eût effrayé les particuliers et les eût retenus de se construire en ce lieu des demeures définitives. L’envie au reste n’en venait à personne. Les rives du Potomac constituaient un fâcheux exil non seulement pour le personnel des légations mais pour les fonctionnaires, les sénateurs et représentants, forcés d’y séjourner. Les temps ont changé ! Qui donc s’avisa le premier, de la beauté du site ? Qui osa le premier, sans en avoir l’obligation, se faire Washingtonien. Il faudrait retrouver le nom du hardi et ingénieux citoyen et lui dresser une de ces statues de bronze au socle de marbre rouge qui font si bon effet, entourées de parterres fleuris dans les nombreux squares de la cité fédérale. En tous cas, son exemple fut suivi et de tous les états de l’Union on afflua sur Washington. Ce ne fut pas un boom. Cela n’eut rien de la course au clocher qui se produit lorsqu’un

  1. Ils ont tout plein de temps pour prendre du thé dans l’après-midi.
  2. Expression américaine intraduisible indiquant un accroissement soudain de richesse et de prospérité.