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LE ROMAN D’UN RALLIÉ

comme assouplies d’avance par leurs tendances européennes : moi, je ne suis pas ainsi ; il me faut la grande indépendance et la grande franchise de ce pays-ci… »

« Nous y vivrons, dit Étienne avec résolution, nous y vivrons, je vous le promets et moi je ne regretterai rien. » — Mary le remercie d’un regard ému : « Je ne puis accepter, » dit-elle. Le jeune homme s’affole, sentant combien son parti est pris, combien elle a dû réfléchir et s’interroger elle-même. Alors il devient injuste. « Vous n’avez pas de pitié ! Vous raisonnez avec une froideur qui est presque de l’ironie… Qu’est-ce que cela vous fait que je meure de chagrin ? » Elle le calme en lui donnant ses doigts gantés qu’il porte à ses lèvres et qu’il retient quelque temps prisonniers. Ils ont atteint le sommet ; des bois s’étendent devant eux, solitaires ; on peut trotter maintenant. Mary rend la main à sa jument qui s’impatiente. Bientôt les bois deviennent plus denses autour d’eux, ils se grisent de vitesse et d’air pur ; leur jeunesse goûte avidement la joie physique de l’allure accélérée et sans oublier leurs préoccupations douloureuses, ils éprouvent comme la sensation bienfaisante d’une trêve, d’un néant momentané… La course se prolonge ainsi sous le ciel bleu ; ils ne rencontrent personne ; ils ne se parlent pas ; ils échangent parfois un sourire et Étienne se prend à souhaiter de courir de la sorte longtemps, très longtemps, puis d’arriver à l’improviste au bord du vide, devant le grand canon du Colorado et d’y tomber tous deux d’une chute indéfinie, enlacés l’un à l’autre…

À présent, c’est le retour !… Ils se sont arrêtés, tout à l’heure, dans une sorte de clairière et Mary, descendue un instant, s’est étendue sur l’herbe pendant qu’Étienne tenait les chevaux. Puis, ils ont repris leur route tristement, avec l’instinct de la séparation prochaine. La jeune fille rompt le silence la première et se tournant vers son compagnon : « Étienne, dit-elle, vous m’avez offert de vivre ici, je sais que vous êtes prêt à le faire et je vous en ai une reconnaissance infinie. Je ne doutais pas de votre amour, mais il m’est très doux d’en recueillir une preuve semblable ; je ne l’oublierai jamais. » — « Alors, implore Étienne,… acceptez ! » — « Non, reprend-elle, car ce que vous m’offrez là, vous n’avez pas le droit de me l’offrir. Vous ne vous appartenez pas, mon ami, vous appartenez à la France et il vous est interdit de lui soustraire la force que vous représentez. Dans un vieux pays, un grand nom est