Page:La Nouvelle Revue - 1899 - tome 117.djvu/462

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
465
LE ROMAN D’UN RALLIÉ

il était le sixième et de bonne heure avait compris que ses bras seraient de trop dans la ferme paternelle ; du reste il se souciait peu de les mettre à contributions, non par manque d’énergie ou de santé mais parce qu’il estimait les travailleurs manuels inférieurs aux travailleurs du cerveau et que dès lors, il prétendait compter parmi ceux-ci. C’était chez lui, plus qu’un désir, un véritable besoin de dépasser ceux qui l’entouraient. Dès l’École primaire, il ne pouvait supporter de n’être pas le premier. Il se fouetta jusqu’au sang une fois, parce qu’un prix convoité par lui avait été décerné à un autre. Il n’eût pas, d’ailleurs, l’occasion de recommencer car son intelligence était proportionnée à son ambition et sa prééminence sur ses camarades s’affirma bientôt sans conteste. L’inspecteur primaire en fut si frappé qu’il en parla à l’inspecteur d’Académie lequel prit la peine de convaincre lui-même le père Vilaret que son fils irait loin et qu’on devait le faire entrer au lycée. Le fermier fit la grimace mais céda à condition qu’il ne lui en coûterait rien. Albert entra donc au Lycée de Rennes comme boursier, bien persuadé qu’il deviendrait ministre de l’Empereur et que sa femme irait aux Tuileries en robe de soie. Il n’était point méchant, ni même vaniteux et eût été plutôt tenté de s’enorgueillir de son origine plébéienne que d’en rougir. Les jours de congé on avait peine à l’arracher à ses cahiers ; chaque été à l’époque des vacances il rentrait à la ferme, chargé de couronnes et de livres de prix qu’il avait lus en une semaine.

L’admiration naïve de ses frères et sœurs et la bienveillance de ses parents, tout de même un peu flattés d’avoir couvé ce bel oiseau, ne le grisaient pas. Du reste ses succès n’étaient pour lui que les marches d’un escalier. Jamais il ne s’attardait sur une marche, ni ne tournait la tête en arrière. Il ne pensait qu’à escalader la suivante, et ce qu’il y avait de peu sympathique dans sa physionomie et dans ses manières venait uniquement de cette hâte fébrile, de cette tension perpétuelle vers de nouveaux triomphes. Quand il eût passé son baccalauréat, son père le prit à part et lui annonça que s’il voulait devenir pharmacien M. Guerpnec le prendrait chez lui, l’associerait à ses travaux et plus tard lui cèderait son fonds et sa fille. Ce M. Guerpnec était pharmacien dans un faubourg de Rennes et il honorait le père Vilaret d’une amitié protectrice. Celui-ci doutait qu’il y eût rien dans le monde de plus beau que d’être pharmacien. Un médecin n’est qu’un homme comme tout le monde, obligé de courir après ses malades par tous le