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LE ROMAN D’UN RALLIÉ

promiscuité du tramway et le wharf lui-même, encombré de cordages et de ballots et imbibé de goudron.

À présent Washington a disparu. Le dôme blanc du Capitole apparaît seul, demi-cercle éblouissant, au-dessus des forêts qui bordent la rive. Ces forêts ont l’air dense et primitif ; la végétation y a une puissance et un coloris qui surprennent l’Européen, habitué à de chétifs automnes. Mais pour Étienne l’automne est devenu un printemps. Son âme vibre d’une façon nouvelle. Il se surprend à écouter ces vibrations avec un étonnement ravi. En vérité, la naissance de l’amour vrai est bien différente de ce qu’il croyait et s’accompagne d’une exquise sensation de fraîcheur et de renouveau.

Le voici dans un tramway électrique qui glisse très vite le long d’un fil aérien tendu à travers les rues d’Alexandria ; le véhicule est tout battant neuf, sans éraflures sur son vernis, ni taches sur ses coussins ; la petite ville, elle, est grisâtre et a l’air fatigué ; ils ne semblent pas faits l’un pour l’autre. Étienne songe à jadis, aux cavaliers à tricornes qui ont chevauché par ces rues ; il se représente l’arrivée de George Washington venant se reposer, à Mount Vernon des fatigues de sa vie officielle ; sa haute stature se silhouette, là-bas, sur la berge ; impassible et grave il a donné un regard aux bagages que l’on débarque et puis s’approchant d’un carrosse qui attend, attelé de deux beaux chevaux lourdement harnachés, il a aidé Mme Washington à s’y installer avec sa dame de compagnie et d’un sourire, a pris congé. Sorti des rues le tramway, tout à coup, débouche dans la campagne et file en pleins champs au milieu des herbes. Étienne suit des yeux le petit cortège historique qui s’avance dans la même direction. Le général vient en tête, à cheval, avec ses officiers derrière lui, le front un peu soucieux parce qu’il songe aux allures étranges, aux prétentions insoutenables de ce Genêt, le nouveau ministre que la Convention de Paris lui envoie et avec lequel il sera décidément bien difficile de s’entendre… Le carrosse est très secoué par les pierres roulantes et tombe sans cesse d’une ornière dans l’autre ; il est tendu d’une étoffe claire à fleurettes et sur les coussins s’entassent mille petits paquets soigneusement étiquetés. Alexandria n’offre guère de ressources et en maitresse de maison prudente, Mme Washington songe qu’elle aura sans doute du monde à recevoir pendant sa villégiature. Une inquiétude lui vient même à ce sujet et elle se penche vers sa dame de compagnie pour la lui communiquer…