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LE ROMAN D’UN RALLIÉ

été conservés par eux comme des reliques précieuses. Ceux-là s’empressèrent de les restituer à l’association. Ce qui manquait fut remplacé par d’habiles reproductions dans le goût du temps de façon que l’ensemble fut irréprochable et donnât l’impression d’une demeure abandonnée la veille par ses habitants et conservant intacts, le cachet de leur passage et la marque de leurs habitudes quotidiennes.

Étienne prend un vif intérêt à parcourir ces appartements qui grâce à des soins si délicats, ne sentent pas la mort, à peine l’absence… Au rez-de-chaussée la grande salle remplie des présents envoyés à Washington de tous les coins du monde est telle sans doute qu’il l’a quittée pour aller se coucher dans cette humble petite chambre, là haut, si nue, si pauvre, où sa vie terrestre a pris fin. Au premier étage les plafonds sont bas, les fenêtres étroites, le vieil escalier de bois crie sous les pas des visiteurs ; des gardes vigilants les suivent, attentifs au moindre mouvement, moins par crainte des voleurs vulgaires que des collectionneurs indélicats… Les pièces les plus petites qu’on peut, du seuil, embrasser d’un seul coup d’œil sont fermées par des câbles de velours tendus en travers de la porte ouverte ; dans les autres on va et vient librement.

Étienne après avoir longuement parcouru la maison s’arrête un instant sous la haute vérandah de bois à contempler le paysage large et tranquille qui s’étend au-delà des pelouses ; il songe combien ce paysage sur lequel tant de fois se sont reposés les regards de George Washington est semblable à l’âme du héros. Le grand fleuve qui en occupe le centre coule immuable comme la destinée et de chaque côté, les collines, les prés, la forêt se sont rangés de bonne grâce, sans symétrie voulue, dans une aimable confusion. Ainsi Washington sut composer sa vie de façon à l’harmoniser avec le glorieux destin qui si inopinément la traversa. Jamais fortune aussi haute n’apporta moins de désordre dans une existence. Jamais fondateur d’état ne demeura aussi maître de lui en face d’événements aussi troublants. On a vu passer de plus habiles capitaines, de plus puissants génies, on n’a jamais vu d’âme plus libre et plus fière. Aussi quel prolongement unique dans l’immortalité ! Le nom de l’homme transféré à la métropole, son souvenir associé à toutes les solennités nationales, ses derniers conseils lus et médités par trois générations successives, son exemple assez vivant encore pour entraver, soixante-dix ans après sa mort, les