Page:La Nouvelle revue. vol. 106 (May-June 1897).djvu/480

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
472
LA NOUVELLE REVUE

moins irréparablement atteint que l’édifice social. La désorganisation de la famille s’aggravait chaque jour ; les divorces et les infanticides se multipliaient. On s’adonnait, avec passion, à l’art de faire tourner les tables, d’évoquer les morts, de guérir les maladies par l’imposition des mains. Jamais on entendit autant parler de visions, de sommeils magnétiques, de phénomènes spirites. Les visages se faisaient pâles, les yeux s’enfiévraient, les estomacs se délabraient ; les maladies nerveuses étaient à la mode et dans le demi-jour de leurs salons où l’air et le soleil ne pénétraient pas, les femmes divaguaient entre elles sur des sujets mystérieux et bizarres. Une partie de la jeunesse universitaire subissait leur influence maladive ; le reste se livrait sans frein à des instincts brutaux. La découverte de l’or en Californie, la réalisation de fortunes immenses hâtivement acquises par les moyens les plus divers, achevaient de démoraliser les nouveaux venus. Il restait sans doute un noyau d’Américains attachés aux saines traditions de l’époque coloniale, mais leur bon sens et leur énergie menaçaient à chaque instant de sombrer sur l’océan des folies déchaînées. La guerre fut une terrible, mais heureuse diversion. Cette longue épreuve, le sang répandu à flots, le deuil s’asseyant à tous les foyers et surtout cette simple et noble figure d’Abraham Lincoln, montant au-dessus des partis, tout cela arracha la nation à ses rêveries et à ses utopies. Elle vit, à la lueur des feux de bivouac, des incendies et des explosions, le sinistre abîme où s’enfonçaient ses destins. Un vigoureux effort la remit debout, frêle encore comme une convalescente, mais éveillée et consciente.

Et ce fut fini ; les tables, peu à peu, cessèrent de tourner, le mystérieux perdit de son charme, les nerfs se détendirent ; chacun fut moins anxieux de se découvrir du génie et plus pressé d’accomplir son devoir. Néanmoins, une double trace subsista de l’état de choses antérieur. L’effervescence religieuse et l’effervescence féminine ne disparurent pas : elles changèrent seulement de nature et de but. Les églises régulières bénéficièrent de toute l’agitation entretenue par les revivals et propagée par les fondateurs de sectes. Les guerres sont généralement suivies d’un accroissement de zèle et de dévotion chez les uns, d’un retour aux pratiques religieuses chez les autres. Aux États-Unis, l’intérêt n’avait pas besoin d’être réveillé, mais d’être réglé et contenu. Quant aux femmes, les œuvres charitables ouvrirent à leur activité un champ