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Page:La Phalange, tome 4, 1846.djvu/194

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cette figure enchanteresse d’Anah, dont je ne connais pas l’équivalent dans la poésie moderne, et qui n’en reste pas moins vraie dans le sens humain, de sorte que nous sommes contraints de dire : c’est le rêve d’un grand poète, et pourtant c’est une femme aussi ! tant il est évident que le beau seul est vrai, et que tout le reste n’est que mensonge. — Or, cette protection de l’âme qu’appelle à lui le caractère d’Anah, est inutile à sa sœur. Qu’a besoin, en effet, de notre tendresse et de notre compassion, cette fière et héroïque jeune fille qui ne ferme point les yeux au passage de la foudre, dont le cœur ne tressaille point aux frémissements du globe, et qui semble braver Dieu même du haut de son amour ? — Elle s’offre à notre admiration et non à notre pitié de cœur ; nous courbons un genou devant elle, mais nous ne la soutenons pas de la charité bienveillante de notre âme. En un mot, et quant à l’impression d’ensemble, Anah est comme une douce aurore qui luit et éclaire harmonieusement, — mais Aholibamah resplendit, éblouit et brûle comme un rayon du soleil de midi.

Pourtant, l’heure est venue. L’océan supérieur déchire la voûte du ciel ; les racines de l’Ararat s’ébranlent d’épouvante ; les légions des esprits maudits sortent en tourbillonnant des cavernes fatidiques du Caucase, et le concert des hommes condamnés s’exhale comme une seule lamentation. Japhet aime encore, quoiqu’il ait reconnu son rival, et que tout bonheur terrestre soit perdu pour lui. Il veut sauver Anah qui n’oublie la mort que pour songer au destin d’Azariel ; — car les anges ont refusé d’abandonner la terre. — Mais il faut que la race du premier meurtrier s’engloutisse dans les flots universels. Quelles que soient la grâce et la beauté de ses filles, elles aussi périront. L’écume amère souillera leurs cheveux flottants, verdira leurs corps immaculés, éteindra leurs yeux divins ! Elles seront ensevelies pour jamais dans l’inextricable limon de la mer sans bornes ces belles contemporaines de la jeunesse du monde, dont le regard peuplait la terre des exilés volontaires du ciel ! — Lamentations et prières sont vaines, toutes périront. Aholibamah ne pleure point. La fiancée d’un ange ne doit point pleurer : — « Ô Zamiasa ! dit-elle, fuis ! mon amour te poursuivra dans les cieux. — Ô Azariel, dit Anah tremblante et pâle, fuis ! remonte en paix auprès de Dieu, afin que je puisse mourir avec moins d’angoisse. » — Hélas ! le ciel s’assombrit de moment en moment, — la clameur des hommes frappe vainement sa voûte inexorable. La terre féconde et parfumée, la terre que conçut l’amour, et qui se berce encore dans les langes divins de la beauté ; — la terre va descendre, maudite et désespérée, sous les eaux du déluge. Voici l’heure, et l’arche apparaît dans le lointain… Il faut mourir ! — Mourir ! non, non ! Celles qu’ont aimées les poètes, ne meurent point. Ô Anah, Aholibamah ! il est des cieux plus sereins que ceux-ci, — il est d’autres mondes plus heureux et plus beaux qu’environne d’un azur sans tache une atmosphère étincelante. Allez vers ces astres paisibles que recèle la campagne éternelle, vers les sphères invisibles où vous transporte l’aile séraphique. Fuyez loin de la tombe humide de votre race et de ceux qui survivront au naufrage du monde, — fuyez ! et soyez immortelles encore, ô belles filles des patriarches, comme vous l’êtes ici-bas.

L. de L.