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chasse et s’être assuré, pour quelque temps au moins, le gîte et la pâtée.

Pensons donc, d’abord, à améliorer pour chacun d’entre nous les conditions de l’existence, et vous verrez que la beauté s’épanouira d’elle même dans la suite, et sous toutes ses formes. Même la beauté du corps humain, surtout celle là, devrais-je dire. La sélection naturelle nous dispensera ainsi de recourir aux moyens préconisés par MM. Vacher de Lapouge et Charles Ténib, qui, pour améliorer l’espèce humaine, voudraient voir « l’élite de l’humanité réunie en un continent où l’on n’entrerait plus, et d’où, sans qu’on les précipitât comme à Sparte, on rejetterait tous les dégénérés. » Cette phrase. « Sans qu’on les précipitât » m’a rendu rêveur. Mais où serait le critérium et qui jugerait que tel personnage fait partie de « l’élite » et tel autre pas ?

Si notre époque est très laide, je l’avoue c’est qu’elle est encore bien malheureuse. Je la hais non point tant pour sa laideur, qui n’est qu’une conséquence, que parce qu’elle est loin d’avoir résolu le problème de la vie pour tous. Plus encore je hais l’antiquité pour cette raison qu’une infime minorité y vivait aux dépens d’une nuée d’esclaves. À Rome, notre grande maîtresse de droit, ainsi que vous le dites, hélas ! ceux-ci avaient un sort des plus tristes. Tacite nous apprend que, sous le règne de Néron, 400 de ces malheureux furent conduits au supplice, parce que leur maître Pedanius Secundus, préfet de Rome, avait été tué par l’un d’eux, auquel il refusait la liberté, après avoir d’ailleurs touché la somme fixée pour son affranchissement.[1] Ce ne fut pas une mesure spéciale qui dicta cette boucherie. Pour sauvegarder l’existence précieuse des patriciens et des riches, la loi romaine, — mère de la nôtre ! — rendait depuis longtemps les esclaves responsables de la mort de leur maître, quand celle-ci venait à se produire d’une manière violente. Lors même que le meurtrier était connu, la négligence[2] des autres était punie de mort. Il faut lire le réquisitoire de Caïus Cassius[3] si empreint de l’implacabilité des légistes romains et réclamant l’exécution impitoyable de la loi. Tout récemment, quand un zélé défenseur de l’ordre demandait la déportation en masse pour tous ceux qui, las de toujours payer, tel l’esclave de Pédanius, réclament enfin leur droit, il me semblait ouïr Cingonius renchérir encore sur son collègue et « proposer de punir, en les bannissant de l’Italie, tous les affranchis du préfet de Rome ? »

Il me serait facile de multiplier les exemples, mais celui-là suffit pour nous édifier. Certes, qu’un juge bardé de textes de lois et inaccessible à la pitié, qu’un bourreau ou simplement un magistrat regrette ces temps et les loue, je le conçois, mais qu’un artiste, que je dois bien — condition sine quâ non — supposer d’âme délicate, qu’un artiste en fasse autant, cela me passe, je l’avoue.

Quant aux satisfactions intellectuelles, il n’est point nécessaire de vivre au siècle de Périclès ou d’Auguste pour en goûter d’abondantes et de raffinées. Je suis même certain que le domaine artistique s’est agrandi depuis cette époque. Vous dirai-je que la sensibilité de la machine humaine n’était point alors aussi développée qu’on est généralement tenté de le croire ? Les grecs ne connaissaient en musique que cinq notes ; et s’ils atteignirent d’un seul coup à la perfection en sculpture ; si des sciences, auxquelles on recommence seulement à revenir aujourd’hui, étaient chez eux, et chez les Égyptiens surtout, florissantes, je pourrais, en revanche, vous citer bien des arts et des industries dans lesquels ils nous étaient incomparablement inférieurs, sans parler de ceux ou de celles qu’ils ignoraient complètement.

Je ne pense pas que votre amour de l’antiquité vous aveugle au point de vous faire nier le progrès scientifique réalisé depuis cette époque.

Maintenant, que Sophocle eût été athlète et Platon marchand d’huiles, je n’en ai cure. Cela n’est point particulier à l’antiquité, ainsi que vous le semblez croire, quand vous dites que « l’art est devenu de nos jours un dieu de plus en plus jaloux, défendant à ses fidèles de s’occuper de philosophie (!) de politique, de religion. » Ce confinement est surtout le propre des impuissants, je connais pour ma part de très réels artistes qui, s’ils négligent la théologie et rougiraient de devenir des politiciens, sont pourtant des penseurs et des philosophes, voire même quelquefois des artisans habiles. William Morris, qui vient de mourir, tenait à Londres un magasin de tapisseries et d’ameublements.

J’ai dit mon opinion sur l’antiquité et je ne tiens pas à revenir sur cette question. Je vous déclare donc que je ne vous répondrai point, même au cas où il vous plairait encore, ainsi que vous l’avez fait, de me prêter des fautes de français, toutes gratuites d’ailleurs, — empuanter pouvant se dire, Monsieur, si empuantir est plus généralement employé. Je considère en effet, que discuter plus longtemps, avec les auteurs de ce projet saugrenu, qui s’appelle la Restauration du Paganisme, ou avec ses défenseurs plus ou moins déguisés, serait faire aux uns et aux autres un honneur que je me refuse péremptoirement à leur accorder.

ADRIEN GEOFFROY.


LETTRE DE VIENNE


19 Novembre 1896.


M. Raymond Bouyer présumait juste dans le dernier numéro de l’Ermitage ; mais je n’aurais pas attendu son aimable invitation pour parler de mon vieux maître Anton Brûckner. Il y a quelque amertume à annoncer que cet entre tous génial, qui fut loin d’être un simple contrapuntiste et ne fut qu’organiste au lieu que capellmeister, mérite que l’on s’occupe de sa mort, alors que l’on ne s’est pas occupé de sa vie ! Peut-être grâce à cette mort apprendra-t-on enfin un peu en France quel il fut. Hélas ! c’est au moins un article qu’il faudrait pour apporter ma contribution à cette œuvre de divulgation tardive… Ce serait certes le lieu et le temps ici et aujourd’huy ; mais mon temps à moi ne m’appartient plus, trop pris que je suis par les besognes rapportées d’Orient. Brûckner fut ni plus ni moins le plus grand symphoniste qui ait existé avec Beethoven. À force de génie sa science il la poussa jusqu’à l’anarchie ! Quand l’Esprit souffle il n’y a plus d’entraves ; Brûckner avait en son art une foy à soulever les montagnes et chacune de ses dernières symphonies donne bien cette prométhéenne impression d’un Atlas portant un ciel. Il est pour les temps nouveaux dont l’aurore point, ce que fut pour le nôtre le Beethoven de la Neuvième symphonie, de la Messe en ré, des dernières sonates et des derniers quatuors… On parle tant de Brahms ; les gens de métier avec lesquels il fut toujours le plus grossier camarade, les poètes : Péladan, Montesquiou etc. semblent s’être donné le mot pour l’exalter sur tous les tons ; Klinger déjà aurait suffi à le rendre célèbre ! Eh bien, la science musicale d’un Brahms c’est de la pelure d’oignon et du zeste de citron vidé de tout suc d’inspiration, c’est surtout de la petite équation algébrique au prix de la mathématique supérieure qui avait jeté Brûckner dans les triples au-delà du calcul infinitésimal harmonique et instrumentiste. Brahms a été défini en toute justice et avec une rare précision par le musicien genevois Jaques-Dalcroze, (qui a étudié aussi à Vienne et écrit outre le Poème Alpestre une agréable partition sous les vers de mirli-

  1. Tacite, Annales liv. xiv. 42.
  2. Tacite, Annales liv. xiv. 45.
  3. Tacite, Annales liv. xiv. 43 et 44.