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DE FIL EN AIGUILLE, par Jean MORÉAS

VII
Fumée


Je passe l’hiver sur le rivage sublime où, jeune garçon, j’attrapais, dans les trous d’eau, les crevettes par la barbe. Je me nourris de poisson, je bois de ce petit vin blanc qui sent la résine.

Il y a autour de moi des pêcheurs, vieux et pauvres, pareils à ceux de Théocrite, couchant, comme eux, dans des cabanes tressées, contre leur barque, parmi les filets, les appâts, les nasses. Sans doute ils rêvent aussi d’une pèche dorée. Dois-je frayer avec eux ? A quoi bon ? Autant vaudrait un six-à-sept à l’ « American Bar ». Et puis, même un tête-à-tête avec l’écume de l’onde, c’est trop communicatif.

Pourtant, j’aime à descendre sur la plage, lorsque les premiers feux du matin colorent par intervalles l’horizon gris. A mon approche, les mouettes posées sur les fucus s’envolent, en battant des ailes, en poussant leur plainte si chère à mon cœur…

J’ai des livres et un carnet pour tracer des vers. Je vous avoue que je reçois les journaux du boulevard et que leur lecture ne me gâte point la lune se jouant sur les flots. Tellement l’air salin a fortifié mon système nerveux.

Mes amis de Paris m’écrivent : leur conversation m’excédait, leurs lettres me sont douces ; elles m’amusent…

J’ai connu l’horreur sacrée de la forêt profonde ; j’ai suivi ces vieilles femmes dont la peau semble une écorce, glissant entre les futaies en quête de bois mort. Mais, ô vaste mer ! quelles sont mes pensées, lorsque, au déclin du jour, je porte, solitaire, mon pas trébuchant, là-bas, là-bas, sur les rochers ras dont tu as fait, par un lent travail, une carapace monstrueuse !