C’est sans doute au sujet du travail
que se manifestent les plus sots préjugés
dont soit imbue la conscience moderne, au
sens collectif du mot. Ainsi les ouvriers,
excédés à bon droit du sort inférieur qui
leur est fait, se fondent généralement pour
affirmer leur droit de vivre sur le principe
même de leur esclavage. Au nom du sacrifice
individuel qu ils consentent, qu ils luttent
de ci de là pour obtenir une légère atténuation
de leur peine, selon moi c’est trop peu,
en vérité. A leurs grands maux, bien sûr ils
n'appliquent pas assez les grands remèdes
des révolutions. Mais la convention sociale
dont ils sont de naissance les prisonniers
les plus surveillés leur a fait une âme de
misère. Ils se recommandent trop volontiers
de leur capacité de travail, par un de ces
détours élémentaires qui, dans sa réflexion
sur lui-même, conduit l’homme à s’exagérer
la valeur de ce qu’on méconnaît en lui.
Si paradoxal que cela puisse paraître, ils cultivent de façon quasi-religieuse l’idée
du travail. C’est à croire que par là, comme tous les autres, ils éprouvent le besoin
de donner la mesure de leur désintéressement. Il n’est pas jusqu’à la dureté du travail
qui ne confère à ceux qu’il courbe le plus le maximum d’autorité. Dans les
confédérations les voix qui l’emportent
ne sont-elles pas aujourd’hui celles du Bâtiment,
de la Terrasse, des Métaux ? Toutes proclament le caractère sacré du travail
et tendent à l’exalter d’autant plus que ce travail est plus matériel.
De là la scission qui s’accuse chaque jour entre « manuels » et « intellectuels » au grand profit d’une gent sans scrupules, complètement indigne de pitié, qui les exploite les uns et les autres. Certes je ne nie pas que les premiers aient eu quelques raisons de se plaindre des seconds. Il est inadmissible que la grande colère des ouvriers, si belle, si pleine de sens, se canalise indéfiniment dans les savants discours de ces messieurs. Quelques duperies exemplaires, dont c’étaient toujours les mêmes qui se rendaient coupables, justifient à cet égard les dernières réserves. Il n’en est pas moins vrai qu’ici une distinction s’impose, faute de laquelle le ferment révolutionnaire menace à notre époque de demeurer inactif. Or je pense avec tous les hommes vraiment libres que la Révolution, jusque dans ses abus, demeure la plus haute, la plus émouvante expression qui se puisse donner de cet amour du Bien, réalisation de 1unité de la volonté universelle et des volontés individuelles. Celles-ci n’ont pas à s identifier avec la loi et la raison, telles du moins qu’on nous les présente. C’est dans une révolution qu’à travers le jeu nécessaire des jnenchants humains la vérité morale pourra seulement se faire jour. Bon gré mal gré il faut que cette sorte de jugement ne se bute pas à l’hostilité systématique des meneurs ouvriers. Qu’ils ne nous demandent pas de prendre leur cause en mains, encore moins de faire aboutir leurs revendications. Selon nous ils ne sont que depuis trop longtemps le jouet du mirage politique. Là où les paroles les ont trahis eussent toujours été mieux placées des armes.