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Page:La Renaissance de l'art français et des industries de luxe, numéros 1 à 6, 1924.djvu/248

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accoururent chez Nadar, non pas en curieux sympathiques, mais bien pour y pouffer de rire devant ce qu’ils tenaient pour plaisanteries de rapins en goguette ou manifestations de fous. Et tous les gazettiers de la petite presse d’accourir avec eux, aiguisant d’avance leurs lazzis à deux sous la ligne. Ils se promettaient de montrer aux exposants de la « Société anonyme d’artistes » que le boulevard n’était point disposé à tolérer ces sortes de mystifications.

Nous avons dit que l’article de Louis Leroy parut le 25 avril dans le Charivari. En voici les passages les plus caractéristiques :


L’EXPOSITION DES IMPRESSIONNISTES

Oh ! ce fut une rude journée que celle où je me risquai à la première exposition du boulevard des Capucines en compagnie de M. Joseph Vincent, paysagiste, élève de Bertin, médaillé et décoré sous plusieurs gouvernements !

. . . . . . . . . . . . . . . .

Tout doucement alors, je le conduisis devant le Champ labouré, de M. Pissaro.

À la vue de ce paysage formidable, le bonhomme crut que les verres de ses lunettes s’étaient troublés. Il les essuya avec soin, puis les reposa sur son nez.

— Par Michalon ! s’écria-t-il, qu’est-ce que c’est que ça ?

— Vous voyez… une gelée blanche sur des sillons profondément creusés.

— Ça des sillons, ça de la gelée ?… Mais ce sont des grattures de palette posées uniformément sur une toile salle. Ça n’a ni queue ni tête, ni haut ni bas, ni devant ni derrière.

— Peut-être… mais l’impression y est.

— Eh bien, elle est drôle l’impression !… Oh !… et ça ?

— Un Verger, de M. Sisley. Je vous recommande le petit arbre de droite ; il est gai ; mais l’impression…

— Laissez-moi donc tranquille avec votre impression !… Ce n’est ni fait ni à faire. Ah ! Corot, Corot, que de crimes on commet en ton nom ! C’est toi qui as mis à la mode cette facture lâchée, ces frottis, ces éclaboussures, devant lesquels l’amateur s’est cabré pendant trente ans, et qu’il n’a acceptés que contraint et forcé par ton tranquille entêtement. Encore une fois la goutte d’eau a percé le rocher !

Le pauvre homme déraisonnait ainsi assez paisiblement et rien ne pouvait me faire prévoir l’accident fâcheux qui devait résulter de sa visite à cette exposition à tous crins. Il supporta même sans avarie majeure la vue des Bateaux de pêche sortant du port, de M. Claude Monet. Malheureusement j’eus l’imprudence de le laisser trop longtemps devant le Boulevard des Capucines du même peintre.

— Ah ! ah ! ricana-t-il… En voilà de l’impression ou je ne m’y connais pas… Seulement veuillez me dire ce que représentent ces innombrables lichettes noires dans le bas du tableau !

— Mais, répondis-je, ce sont des promeneurs.

— Alors je ressemble à ça quand je me promène sur le boulevard des Capucines ?… Sang et tonnerre ! Vous moquez-vous de moi à la fin ?

— Je vous assure, monsieur Vincent…

— Mais ces taches ont été obtenues par le procédé qu’on emploie pour le badigeonnage des granits de fontaine : Pif !