Page:La Retraite de Laguna (Plon 1891).djvu/212

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Un rebutant spectacle nous révéla en ce lieu ce que la faim avait d’affreux pour nos soldats. On allait abattre un bœuf surmené, presque mourant : un cercle s’était déjà formé autour du malheureux animal, chacun attendant avec anxiété le jet du sang, les uns pour le recevoir dans quelque vase et l’emporter, les autres pour le boire à l’instant même, et, le moment venu, tous s’élancèrent, les plus éloignés à l’envi des plus proches. Il en était ainsi tous les jours. Le boucher avait à peine le temps de dépecer l’animal, et il fallait en quelque sorte leur en arracher des mains les quartiers, pour les porter au lieu de la distribution. Les restes, les entrailles, le cuir même, tout était mis en pièces, déchiré sur place et bientôt dévoré, moitié rôti ou bouilli : odieux repas d’où quelque épidémie ne pouvait manquer de naître.

Dans la matinée du 19, le major Borgès jeta sur le gros ruisseau devenu une rivière étroite, mais profonde, une sorte de pont précipitamment installé, qui ne montra pas à l’épreuve une solidité suffisante, étant l’œuvre de travailleurs affaiblis par la faim encore plus que dépourvus d’outils ; on jugea devoir le consolider