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Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/240

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— Des blessés, répéta-t-il comme un écho. Des blessés, sans bras, sans jambes, aux entrailles éventrées, aux poitrines fracturées, aux yeux défoncés. Vous comprenez cela, j’en suis bien aise. Alors vous comprendrez aussi ceci. Avec une souplesse inconcevable à son âge, il culbuta, se dressa sur ses bras, les jambes en l’air, les agitant pour se tenir en équilibre et me regardant fixement d’un regard bizarre, renversé, et il lançait péniblement des paroles entrecoupées :

— Et cela… le comprenez-vous… aussi ?

— Cessez ! murmurai-je, effrayé. Sinon, je crierai.

Il fit de nouveau la culbute, reprit sa position naturelle, vint s’asseoir de nouveau à mon chevet et observa d’un air édifiant :

— Et personne ne le comprend !

— Hier, on a tiré de nouveau.

— On a tiré hier. Et avant-hier, on a tiré aussi, acquiesça-t-il de la tête.

— Je veux partir, dis-je avec détresse. Docteur, mon cher, je veux partir. Je ne puis plus rester ici. Je cesse de croire qu’il y a un foyer où il fait si bon.

Il songeait à quelque chose et ne répondit rien, et je me mis à pleurer.

— Mon Dieu ! Je n’ai plus de jambes ; moi qui ai tant aimé pédaler, marcher, courir, je n’ai plus de jambes ; je faisais balancer mon fils sur ma jambe droite et il riait, et maintenant… Soyez maudits ! À quoi bon partir ? Je n’ai que trente ans. Soyez maudits.

Et je sanglotai, je sanglotai, songeant à mes chères jambes, à mes jambes rapides, robustes. Qui me les a prises ? Qui a osé me tes prendre ?

— Écoutez, dit le docteur, regardant de côté. — J’ai vu hier un soldat fou, il est venu chez nous. Un soldat ennemi. Il était presque nu, portait des marques de coups, des ecchymoses, il était affamé comme une bête ; tout couvert de cheveux comme nous le sommes tous, il ressemblait à un sauvage, à un homme primitif, à un singe. Il agitait ses bras, criait, grimaçait, chantait, donnait des coups. On lui donna à manger, on le chassa dans les champs. Où voulez-vous qu’on les mette ? Nuit et jour, fantômes déguenillés et sinistres, ils errent à travers les collines, çà et là, dans toutes les directions, sans chemin, sans but, sans gîte. Ils agitent leurs bras, rient aux éclats, crient et chantent et, quand ils se rencontrent, ils en viennent aux mains ou bien ils passent à côté sans se voir. De quoi se nourrissent-ils ? De rien. Ou peut-être de cadavres, pareils à ces chiens sauvages, engraissés, qui, des nuits