Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/246

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Il se retourna et fixa sur moi le regard interrogateur de ses yeux myopes, un peu naïfs.

— Le rire rouge, dis-je gaîment en clapotant.

— Et je te dirai la vérité, — il posa avec confiance sa main froide sur mon épaule et, comme s’il eût eu peur de la sentir nue et mouillée, il la retira brusquement, — je te dirai la vérité : je crains de devenir fou. Je ne puis comprendre ce qui se fait. Je ne le puis comprendre et c’est terrible. Si quelqu’un pouvait me l’expliquer, mais personne ne le peut. Tu as été à la guerre, tu as vu, explique-moi.

— Va-t-en au diable ! — répondis-je en guise de plaisanterie, en clapotant.

— Eh bien, toi aussi, — dit-il tristement. — Personne n’est en état de me venir en aide. C’est terrible. Et je cesse de discerner ce qu’on peut de ce qu’on ne peut, le raisonnable de l’insensé. Si je te prends à l’instant même par la gorge, d’abord doucement, comme en jouant, puis plus fort, et si je t’étrangle, que sera-ce ?

— Tu dis des bêtises. Personne ne le fait

Il frotta ses mains froides, sourit doucement et dit :

— Quand tu étais encore là-bas, je passais des nuits sans dormir, et alors des pensées étranges me venaient à l’esprit : prendre une hache et aller les tuer tous : maman, notre sœur, les domestique, notre chien. Il va sans dire que ce n’étaient que des pensées, et je ne le ferai jamais.

— Je l’espère bien, dis-je en souriant et continuant de clapoter.

— J’ai aussi peur des couteaux, de tout ce qui est tranchant, brillant : il me semble que si je prenais un couteau, je tuerais quelqu’un. N’ai-je pas raison ? Pourquoi ne pas tuer si le couteau est tranchant ?

— C’est une raison. Quel original tu fais, frère ! Fais couler un peu d’eau chaude.

Il tourna le robinet, fit couler un peu d’eau et continua :

— J’ai aussi peur de la foule, des hommes, lorsqu’il s’en réunit beaucoup. Quand j’entends le soir du bruit, des cris dans la rue, je frissonne et je pense que le massacre a déjà commencé. Quand je vois quelques hommes se tenant les uns en face des autres et que je n’entends pas ce qu’ils disent, je commence à croire qu’ils vont crier, se jeter l’un sur l’autre et que le meurtre aura lieu. Et tu sais, — il se pencha sur moi, mystérieux, — que les journaux sont remplis de communications sur les meurtres, sur des meurtres étranges. La prétention qu’il y a beaucoup d’hommes et beaucoup d’esprits n’est qu’une bêtise, l’humanité