Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/248

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et, à eux deux, ils me sortirent du bain et m’habillèrent. Puis je pris du thé odorant dans mon verre cannelé, et je songeai qu’on pouvait vivre sans jambes, et puis on me fit rentrer dans mon cabinet et, devant ma table, je m’apprêtai à écrire.

Avant la guerre, je rédigeais dans un journal la revue des littératures étrangères, et maintenant, tout près de moi, je n’avais qu’à tendre la main, était posée une pile de ces beaux livres aux couvertures jaunes, bleues, brunes. Je sentis un sourire s’épanouir sur ma figure, un sourire très bête sans doute, mais il m’était impossible de le comprimer, en admirant les caractères, les vignettes, la sobriété sévère et belle du dessin. Que de beauté, d’esprit dans tout cela ! Que de gens ont dû travailler, chercher, que de talents et de goût il a fallu pour créer ne fût-ce que cette lettre, si simple, si gracieuse, si sage, si harmonieuse et éloquente, aux lignes entrelacées !

— Et maintenant il faut travailler, — dis-je posément, pénétré de respect pour le travail,

Je pris une plume pour écrire le titre, et comme une grenouille attachée à une ficelle, ma main tomba lourdement sur le papier. La plume le piquait, grinçait, glissait irrésistiblement de côté et traçait des lignes difformes, interrompues, courbes, sans aucun sens. Et je ne criais pas, je ne bougeais pas, j’étais glacé, comme mort à l’idée de la terrible évidence qui approchait, et la main dansait sur le papier éclairé, et chaque doigt frémissait, saisi d’une terreur vivante, insensée, comme si eux, ces doigts, étaient encore à la guerre, comme s’ils voyaient le reflet des incendies et le sang, comme s’ils entendaient les clameurs et les plaintes de douleur inexprimables. Ils se séparèrent de mon corps, ils se ranimèrent, ils devinrent yeux et oreilles, ces doigts follement frémissants ; et glacé, sans force de crier, de bouger, je regardais leur danse sauvage sur la feuille propre, d’un blanc éclatant.

Et il faisait calme. Ils pensaient que je travaillais et fermèrent toutes les portes pour ne pas me troubler par aucun son. Seul, cloué à mon fauteuil, sans moyen de bouger, je restais dans ma chambre et je regardais docilement mes mains trembler.

— Ça ne fait rien, — dis-je à haute voix. Et dans le calme, dans la solitude de mon cabinet, ma voix sonna rauque et désagréable, telle une voix de fou. — Ça ne fait rien. Je dicterai. Milton était aveugle quand il composa son Paradis reconquis. Je peux penser, c’est l’essentiel.

Et je me mis à inventer une longue phrase, belle, sur l’aveugle Milton, mais les mots s’entremêlaient, tombaient comme d’une