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la revue anarchiste

en la bonté humaine, de l’optimisme social, de la volonté de sacrifice, subimes notions créatrices d’apôtres.

En 1844, Léon Tolstoï habitait depuis trois ans à Kazan chez une autre de ses tantes, sa tutrice légale, et après un premier échec était reçu à l’Université dans la section des Littératures Turco-arabes. Les ambitions du moment le poussaient vers la diplomatie. Ce jeune homme timide, gauche, peu travailleur désirait surtout s’émanciper plus peut-être par vanité et ostentation que par goût personnel pour la dissipation. Entraîné par le tourbillon des fêtes, bals, concerts, spectacles, l’étudiant négligea ses cours, échoua aux examens probatoires. Plutôt que de redoubler son année, il se fit transférer à la Faculté de Droit.

Ici, l’assiduité devint meilleure, le succès régulier. L’élève s’applique à sa besogne sauf à l’histoire bafouée d’un souverain mépris, lit les philosophes, commente Rousseau. En revanche, la mondanité s’aggrave de dépravation, de débauche. Les premiers contacts charnels avec le beau sexe se trouvèrent peut-être douloureux et cuisants. Car alors commence à se révéler contre la femme une animosité sourde et partiale que le zélateur de la charité chrétienne ne put jamais complètement apaiser.

Tout à coup fatigué de l’Université, convaincu de la vanité des Sciences Morales et Politiques, pressé d’abandonner une vie dissolue et sans charme profond pour tenter une régénération physique et intellectuelle, Tolstoï se fait rayer de la Faculté de Kazan, revient à son domaine d’Iasnaïa, esquisse d’infructueux essais de contact avec ses paysans. Il gagne ensuite Saint-Pétersbourg pour y reprendre ses habitudes d’orgies, buvant jusqu’à l’ivresse, jouant et perdant jusqu’à sa maison, se prostituant jusqu’à l’animalité. Cependant des professeurs indulgents lui confèrent le titre de licencié en droit.

Le nouveau promu rentre à la campagne. Dans la paix des champs et sous la majesté de la forêt bruissante, le libertin se recueille : un soigneux examen de conscience lui découvre l’horreur de ses péchés. Il se repent, prie, communie et court à Moscou vider sa bourse au cercle, se souiller d’amours vénales et dangereuses.

À vingt-trois ans un aristocrate, un « homme comme il faut » selon la propre expression de Tolstoï, un gentilhomme criblé de dettes, sans profession ni métier, dégoûté de tout et de lui-même, est mûr pour la carrière militaire. Respectueux de cette antique tradition, le comte ruiné s’engage comme élève-officier dans l’armée du Caucase en lutte contre les Tartares.

Ce fut le salut. En dépit des beuveries, malgré la fréquentation de belles cosaques faciles, l’apprenti-soldat retrouve sa voie dans l’existence tantôt calme, tantôt active et mouvementée des camps. Si la discipline tatillonne des chefs et la médiocrité vicieuse du mess des officiers amènent un rapide écœurement, la beauté des sites caucasiques à la fois riants et grandioses, et la quasi-solitude propice à la rêverie et à la pensée mettent à jour une force jusque-là virtuelle et latente. « J’ai conscience que je ne suis pas né pour être comme tout le monde », inscrit Tolstoï dans son « Journal Intime ». Le génie littéraire le soulève et l’exalte. En 1852, paraît le premier roman « L’Enfance », publié dans une revue pétersbourgeoise avec un beau succès. « Des compliments mais pas d’argent », récrimine l’auteur qui « ne compose pas par ambition, mais par goût » sinon avec désintéressement.

La guerre de Crimée (1854-55) renforce l’antimilitarisme naissant du lieutenant d’artillerie comte Tolstoï, en lui donnant une base moins égoïste, moins personnelle, plus haute, plus généreuse, plus humaine, Le premier récit sur le « Siège de Sébastopol » respire le pur patriotisme et provoqua l’enthousiasme du tsar Alexandre ii. Mais, dans son émouvante objectivité, le second constitue un éloquent plaidoyer contre les horreurs inutiles de la guerre. À compter de ce jour, la fibre militaire du héros décoré était brisée à jamais. La littérature recueille ce transfuge de l’armée.

Alors sont composés les nouvelles et récits en partie autobiographiques : « L’Adolescence », « La Jeunesse », « La Matinée d’un seigneur », dont l’écrivain tirait gloire et, enfin, bénéfices consacrés en entier aux habituelles débauches. Le malheureux, effrayé de sa dégradation, essayait de réagir. Il y réussissait peu contre lui-même, mais à merveille contre ses camarades du milieu littéraire libéral, Tourguéniew et consorts, « ces hommes qui ne voyaient pas le mal de ces orgies unies à la propagande de l’amour du peuple et du progrès universel. » L’anarchiste en gestation dans le romancier à la mode se révoltait d’instinct contre l’hypocrisie des harangues et banquets démocratiques.

Le snobisme ingénu du cercle artistique de Saint-Pétersbourg rejette vers Moscou et Iasnaïa-Poliana l’officier démissionnaire (1856) et le littérateur en rupture de ban, dont l’activité inquiète se lance à corps perdu dans l’agriculture sans résultats bien évidents.

Le grand seigneur cherche de nouveau à se rapprocher des serfs de son domaine. La tentative ne réussit pas ; l’âme fruste du moujick inaccessible au raisonnement n’y sentait pas en-