Page:La Revue blanche, Belgique, tome 1, 1889.djvu/8

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Mademoiselle Edites Ploux, le pourpoint violet du docteur Faust et les plumes de coq de Méphistophélès. Puis la fête ne tarda pas à prendre les proportions d’une orgie ; les notes elles-mêmes, donnant la main aux dièses et aux bémols, sortaient timidement de la partition de M. Gounod, se mêlaient à la foule et tourbillonnaient avec furie. Bientôt cependant, le calme se fit, la ronde désordonnée cessa, et tout défila en bon ordre : Faust pensif et sombre, Marguerite dans sa robe blanche, Méphistophélès donnant le bras à dame Marthe, puis les buveurs, les vieillards, les guerriers, Cléopâtre, Laïs… et il ne resta plus dans un coin, adossé à un portant, dans sa pose du deuxième acte, un poing sur la hanche, une jambe repliée sur l’autre, que le pauvre Siebel qui pleurait songeant à Marguerite. Sa douleur paraissait si grande, que je m’approchai et lui pris les mains, murmurant tout bas, comme tout à l’heure il avait fait à Marguerite : « Versez vos chagrins dans mon âme. »

Il me regarda tristement, secoua sa tête bouclée et se remit à pleurer. « Voyons, lui dis-je, maintenant qu’ils sont partis, contez-moi tout, cela vous soulagera », et je l’entraînai sur le seuil de la maison de Marguerite, où je le fis asseoir. — « Oh ! soupira-t-il, tenez ! c’est ici que j’avais suspendu mon bouquet ! — Je croyais cependant, repris-je assez étonné, que tout était fini. — Fini, soupira le pauvre enfant, Marguerite n’est plus, c’est vrai, mais avec elle ne s’est pas envolé mon amour. Si vous saviez ce que j’ai souffert ; car c’était une comédie affreuse que je jouais, quand je la suppliais de ne voir en moi qu’un ami, ce n’était qu’un moyen pour me rapprocher d’elle,et lui donner en ami, les baisers qu’elle m’aurait refusés, si je n’avais renié mon amour !…

— Mais comment, fis-je honteux de ma curiosité, cet amour vous est-il venu, car vous avez bien dû souffrir des maléfices de Satan, des malheurs de Marguerite et de la lâcheté de Faust. — Ah ! ce sont des confidences, répondit Siebel ; au fait vous avez raison, cela peut-être me soulagera… Eh bien ! c’est un jour que je passais près de la fontaine, que je la vis pour la première fois ; elle arrivait par l’allée de vieux tilleuls qui mène à la fontaine, une de ses amies raccompagnait, et toutes deux, en riant, balançaient une cruche. Elles s’approchèrent de la source et s’y mirèrent un instant. Oh ! je la vois encore, les mains sur le bord et le corps penché, ses tresses blondes glissèrent de ses épaules jusque sur ses bras et caressèrent un instant la dure pierre, laissant à découvert sa nuque plus blanche que sa collerette.

Je revins plusieurs jours de suite sans jamais me décider à lui parler. Enfin, un matin, où le soleil d’avril ruisselait partout, laissant sur les maisons et les arbres de grandes traînées de poudre d’or, j’arrivai à la fontaine avec un gros bouquet de primevères et de pervenches. Bien décidé à aborder Marguerite, je m’assis sur le bord de la fontaine et j’attendis, regardant pour me distraire la buée blanche qui montait de l’eau et accrochait aux pierres baveuses des flocons de mousseline… Enfin Marguerite parut, vêtue d’une robe grise toute simple, les bras nus jusqu’au coude. Elle sembla surprise de voir quelqu’un assis sur la margelle, mais continua cependant à s’avancer… Je crois qu’elle me reconnut, car elle sourit de me voir là. Son sourire était si simple, son regard si franc, que cette fois encore je ne pus parler ; seulement, quand elle laissa tomber sa cruche, je me penchai avec elle. Nos deux têtes se reflétèrent dans l’eau, et encore une fois, elle sourit. Brusquement je me relevai, et détachant les fleurs de mon bouquet, je les laissai tomber une à une sur la délicieuse image de Marguerite, qui tremblait dans l’eau, toute émue sans doute de l’apparition. Je jetai tout, sur la bouche, sur les yeux, sur la gorge et haletant j’attendis. Marguerite se releva, et patiemment ramena dans sa cruche toutes les fleurs que je lui avais jetées ; elle les rassembla, en fit un bouquet, et comme l’eau entrée dans le calice des fleurs gouttait en perles fines sur ses mains et sur sa robe, elle me les secoua brusquement à la figure et partit en jetant un joyeux éclat de rire… Aveuglé par l’eau, et rouge d’émotion, je restais un moment dans un anéantissement délicieux… Quand je rouvris les yeux, je la vis qui disparaissait avec mon bouquet de fleurs bleues, piqué dans ses cheveux blonds.

Les jours suivants, je fis tout pour me rapprocher d’elle, j’inventai mille bizarreries, j’imaginai tout un roman qui s’évanouissait tout-à-coup, sitôt que j’en revoyais son ombre… J’errais, un soir, désespéré, quand il me sembla entendre sa voix. Je m’arrêtai ravi et j’écoutai, c’était bien elle qui revenait de l’Église. Elle passa devant moi, marchant très vite et murmurant les paroles d’une vieille ballade. La nuit descendait très vite, enveloppant la nature d’une sorte de brouillard bleuâtre, que déchiraient çà et là la cime des grands arbres et la flèche de l’Église, tandis que là-haut, toute la joaillerie du ciel commençait à s’étaler. Prenant une grande résolution, je la suivis, étouffant le bruit de mes pas. On n’entendait plus rien que le tintement des cloches, qui mourait, se mêlant à la chanson de Marguerite. Je distinguai très bien les derniers vers :

« Beau page, dit la Reine,
« Tu causes mon trépas. »

Et rassemblant tout mon courage, je lançai dans la nuit, à pleine voix :

« C’est l’amour qui m’amène
« Ne me chassez pas
« Ne me chassez pas. »

Frémissant, mort d’émotion, je m’approchai. Marguerite fit un « Oh !» effrayé, mais je continuai à m’avancer, disant bien bas : « Marguerite, c’est moi, Siebel !… » Quand je fus près d’elle à la toucher, je m’agenouillai,murmurant toujours : « Marguerite, oh ! Marguerite !… » et saisi d’effroi, brisé de honte, je me mis à pleurer. Alors, je perdis sentiment de tout, je me souviens seulement que Marguerite me prit les mains et me releva, que je m’appuyai sur son épaule et, dans une extase infinie, regardai mes larmes qui coulaient sur ses cheveux.

La nuit maintenant était tout à fait tombée, et avec elle, une brusque fraîcheur nous envahissait. Je sentis Marguerite frissonner, et je me dégageai avec un gros soupir. — « Allons, rentrez, dit-elle, votre main brûle et vous tremblez !… Mais non, suppliais-je comme un enfant, laissez-moi vous accompagner… »

Et tous deux, nous partîmes, nous tenant par la main. Marguerite, enveloppée dans une cape de fourrures, ne paraissait pas sentir le froid ; mais moi, malgré tous mes