Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/214

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qu’on affecte de seule connaître, subirent un accueil moins que médiocre ; Grand’mère fut jouée trois fois. Néanmoins, les Corbeaux et Grand’mère sont des essais délicieux de ce qui, dans cette littéraire, pourrait remplacer le tragique, trop grand, et le comique,trop gros pour nous. Avec eux, et combien au-dessus, les Résignés, de M. Henry Géard, par la vision aiguë qu’ils découvrent de la vie, par l’impitoyable philosophie qu’ils révèlent, par eurhythmie de leur composition et la maîtrise de leur style, les Résignés ne sont pas un simple essai de cet art nouveau ; ils en sont le premier, l’incontestable chef-d’œuvre.

Seulement, pas « plus que le spectacle, cette littérature ne sauvera le théâtre, parce qu’elle aussi est autre chose. Des œuvres que seuls quelques initiés pleinement pénètrent, et pour qui seuls elles sont écrites, n’appartiennent pas plus à cet art populaire et en plein air da théâtre, que les Dialogues philosophigues. Sarcey gémit : « Ce n’est pas du théâtre. » Sarcey a raison. Mais nous ajouterons : C’est heureux, car le théâtre ne saurait plus être artistique, et ces œuvres sont des œuvres d’art, d’art littéraire, bien que de forme dramatique. Ainsi les auteurs qui tentent de se soustraire à la tradition stérile et au spectacle vulgaire, qui veulent se réfugier en an asile d’art, quittent en même temps le domaine du théâtre.

Pauvre théâtre, ce n’est pas faute d’une consciencieuse auscultation qu’il nous faut confesser ta déchéance artistique irrémédiable. Ceux qui, résistant à l’évidence, crieraient qu’un art ne meurt pas, un illustre membre de la Société des auteurs dramatiques, c’est M. Renan que je veux dire, les a par avance démentis : « Le progrès de l’humanité n’est en aucune façon esthétique. Le grand art même disparaîtra. Le temps viendra où l’art sera une chose du passé, une création faite une fois pour toutes, création des âges non réfléchis qu'on adorera tout en reconnaissant qu’il n’y a plus à en faire. » C'est le cas de l’art du théâtre, comme il ressort du présent examen, poursuivi en toute bonne foi. Que si cette conclusion pessimiste était repoussée par les personnes, qui se refusent à souscrire aux vérités pénibles, sous le fallacieux prétexte qu’« elles abaissent les cœurs », nous avouerons que la conclusion désolante est toujours pour nous une raison dernière de croire à l’exactitude des déductions qui la commandent.

Lucien MÜHLFELD.