Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/75

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

voyageurs à mille formalités, on les fait passer dans des chambres d’assainissement, où des vaporisateurs lancent sur les habits une pluie de phénol ; tous les objets de provenance italienne sont exposés aux fumigations ; les lettres sont percées et passées au vinaigre. Des cordons sanitaires entourent notre pays. Quelle niaiserie ! Ils veulent arrêter l’invisible, brider l’intangible. Autant vaudrait élever d’immenses cribles pour passer le vent et mettre des filtres énormes au travers des fleuves. Il est partout, dans l’eau que nous buvons, dans l’air que nous respirons. Je sais qu’il est proche.

25 Avril. — Rien encore. Des départs pour l’Angleterre. Je resterai jusqu’au bout, moi. Je veux tout voir, — tout.

1er  Mai. — La vérité se fait jour. Il est à Marseille depuis une semaine. Par ordre supérieur, on avait caché la nouvelle : depuis sept jours, il y a eu 80 décès ; la population, prise de panique, a quitté la ville et campe dans les environs : le fléau les suit. Ici, l’anxiété est à son comble, on guette les nouvelles. On affirme que Toulon et Cette sont atteints.

3 Mai. — Il gagne de proche en proche, avec une rapidité inconcevable ; la Bourgogne est contaminée, la Touraine est entamée. — C’est bien le Mal Asiatique, le Vedi-Vandi, le Démon Bleu.

5 Mai. — La Touraine est complètement prise. Il est sûr de sa route, maintenant, rien ne l’arrêtera plus : c’est Paris qu’il convoite. Les départs se succèdent pour l’Amérique.

7 Mai. — Mon cerveau éclate, et j’ai des cauchemars affreux : je rêve que des scies gigantesques débitent des monceaux de planches, que des millions de marteaux façonnent en bières… Les coups sourds résonnent dans ma tête.

9 Mai. — Préparez les cercueils, creusez des fosses, il sera ici demain ! J’en suis sûr, mathématiquement sûr. Je ne suis pas fou, j’ai toute ma raison, — mais je vois. Il sera ici demain.

10 Mai. — Sauvez-vous, il est ici, le Monstre à la peau bleue ! Je l’ai vu, face à face, et j’ai senti passer sur mes cheveux son haleine de mort. Rue Drouot, cette après-midi, j’ai croisé Josué. J’ai voulu l’éviter et continuer mon chemin ; je sentais bien qu’il allait se produire quelque chose de terrible ; le Pressentiment m’avait frôlé. Mais Josué m’a saisi le bras, et s’est mis à me parler avec volubilité ; ses yeux étaient d’une mobilité extraordinaire, au fond des orbites. Il était fébrile, nerveux, lui si calme d’ordinaire. Nous parlions des départs pour le Nord, de la panique qui règne ; sans transition, il s’est mis à déblatérer contre la commission d’hygiène, contre les journaux qui effraient le public sans aucune raison ; j’essayais en vain de me dégager, il me tenait ferme, il plaisantait ; une épidémie pour