Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/78

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion


dépeuple, coule à la fosse commune. Depuis quinze jours, les tentures mortuaires sont supprimées, il n’y en avait plus assez ; les bières vont manquer.

Sur les hauteurs de Montmartre, on a bâti des fours crématoires dont les cheminées répandent sans cesse une fumée lourde, épaisse ; au crépuscule, quand le vent est tombé, elle flotte à quelques mètres du sol ; l’odeur en est âcre.

15 Juin. — Les convois funèbres, en files noires, sillonnent les rues ; peu de monde à leur suite ; à la porte des cimetières, les voitures font queue. Les voitures verdâtres, oblongues portent les cercueils des hôpitaux, longent les quais avec un grand tintamarre de ferraille.

Au faubourg Saint-Antoine, la misère est atroce : deuil et faillite ; les secours de la municipalité ne suffisent pas à entretenir le vingtième des indigents inscrits. Tout commerce est arrêté. Là, Il frappe à grands coups, des rues entières sont enlevées comme par un feu de file. — Les journaux religieux annoncent la Fin du monde. Peut-être…

18 Juin. — Je ne veux plus compter, je n’ose plus ; ils meurent sans cesse autour de moi ; mes amis, mes parents, tous ceux que je connais disparaissent. Si j’échappe, je me trouverai seul ; il me faudra rétablir toute ma vie, me chercher des amis nouveaux. Et j’ai pourtant le désir féroce de vivre encore. S’Il allait m’apercevoir dans le coin où je suis blotti et me prendre comme les autres ? Dans ma maison, je suis le seul qu’il n’ait pas atteint. Mon voisin de palier a perdu son fils hier ; on l’a enterré ce matin. Caché derrière ma porte, j’ai tout entendu ; les préparatifs, les montées à pas discrets des amis, les chuchotements attristés ; puis des pas sonores, sans gêne, une brusque avalanche de piétinements ; un arrêt en bas ; des chants graves qui me parviennent à demi étouffés ; puis un bruit régulier de marche qui va en s’éteignant…

Il a de singuliers caprices, frappe tout un côté de rue, épargne l’autre. On a remarqué que certains numéros étaient particulièrement atteints. Je ne veux plus dormir, de peur qu’il ne me surprenne pendant mon sommeil. — La nuit, les rôdeurs pillent les hôtels abandonnés ; la police est impuissante ; il est en outre probable que l’on a profité de l’épidémie pour commettre impunément des crimes profitables ; l’arsenic produit les mêmes effets que le fléau,les mêmes spasmes, les mêmes coliques. Les rats sortent en foule des égouts et courent sur les trottoirs. — Je ne quitterai plus ma chambre, j’ai des provisions pour un mois.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

22 Juillet. — L’épidémie décroît ; après avoir dépassé 4 000, le chiffre des décès est retombé à 700. Il s’en va, il est repu. Que va-t-il advenir de la ville dévastée ? Déjà les journaux dressent le martyrologe du fléau ; partout des places vacantes que l’on va se disputer ;