Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/92

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chambre résonnait du ronron de sa mécanique et du bruit de sa chanson. Son travail ne s’interrompait que pour ses repas vite pris, sur le coin de sa table, ou le sou qu’elle ne manquait jamais de jeter à un orgue qui venait souvent jouer devant la maison.

Parfois aussi elle lisait.

— C’est que Mam’zelle Ugénie était savante et adorait lire, surtout les choses très belles mais très tristes, comme Ugène Sue ou Feuillet ou bien les Misérables qui est un beau livre, ou encore des poiesies comme dans son livre de Musset. Ça ne l’empêchait pas d’en lire d’autres qu’elle avait et M. Paul de Kock aussi. Souvent elle me prêtait des « lectures », mais moi j’n’aime que les feuilletons : ça m’émeut. Eh bien ! Monsieur, malgré toutes les horreurs qu’elle lisait, elle était naïve, quasiment comme l’enfant qui vient de naître.

Un jour on lui donna un serin dans sa cage : elle en eut une grande joie ; elle l’appelait Théodore et souvent ils chantaient tous les deux. Le matin, avant de partir ou de se mettre au travail, elle rinçait, elle nettoyait la cage, y mettait de l’eau, des provisions ; et c’étaient de fréquentes gâteries de millet, de mouron, de morceaux de sucre et de biscuits.

— Elle adorait son Théodore et quand elle plaisantait, elle disait que c’était son seul amant, comme aussi elle était sa maîtresse. Le fait est qu’elle a toujours été d’une sagesse exemplaire : jamais je ne lui ai vu de galant et jamais elle n’a découché. Elle n’était pas portée sur la « bagatelle », c’est vrai qu’elle était si petite femme.

Théodore avait mal fini. On l’avait oublié dans un coin pendant un séjour de l’ouvrière à l’hôpital et Madame Floquée soutenait que c’était bien aussi un peu le chagrin qui l’avait tué, le chagrin de savoir sa maîtresse si malade et d’être séparé d’elle.

— Elles comprennent beaucoup, ces petites bêtes, et souvent elles ont plus de cœur que bien des gensses.

À sa sortie de l’hôpital, « Mam’zelle Ugénie » pleura longtemps son cher serin, mais finit bien par l’oublier. Justement, elle retrouva à quelque temps de là des parents de province, établis jardiniers à Auteuil. Elle allait passer chez eux tous les dimanches de la belle saison et en revenait avec des brassées de fleurs, de lilas surtout, s’ingéniant à les faire durer le plus possible dans son pot à eau.

On lui donnait des billets pour l’Ambigu, dans une maison où elle cousait.

— Nous allions au spectacle à nous deux. Et elle pleurait ! fallait voir ! j’avais beau lui dire que tout ça c’est seulement de la frime, c’est-il pas vrai, Monsieur ? elle n’arrêtait pas : une vraie fontaine ! Aussi pour l’égayer et pour me revancher, je l’emmenais à la Scala où ma belle-sœur est ouvreuse.