Page:La Revue blanche, Belgique, tome 3, 1891.djvu/53

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
191

très amusé de ce qu’il voyait, ne comprenait rien à ses airs effarouchés, insista pour rester. Elle finit par se laisser convaincre, sa curiosité s’éveillant au spectacle qu’elle observait et dissimula sa gêne sous des dehors hautement méprisants.

Des femmes allaient et venaient par la salle ; leurs toilettes tapageuses et leurs bijoux voyants s’harmonisaient à la crudité du gaz et à l’épanouissement des dorures. Quelques-unes causaient et buvaient par groupes ; d’autres plaisantaient avec les garçons, d’autres criaient et gesticulaient. À des tables voisines, un homme âgé, à favoris et à lunettes, luttait contre les agaceries de deux grosses vieilles et leur riait, béat ; deux femmes causaient posément et de très jeunes gens, aguichés, risquaient des regards pudiques sans parvenir à oser.

Une fille vint se camper devant leur table, tout le corps penché sur son bras raidi, lança :

— C’est tout ce que tu payes…

et continua sur le même ton.

Jeanne, le feu aux joues, regardait son mari à la dérobée ; le sourire dont il accueillait les provocations de la fille lui parut cruellement stupide et elle se mit à détailler le ridicule de l’accoutrement du lieutenant.

Des scènes analogues se renouvelèrent, inspirant à Jeanne des tirades de compassion méprisante « pour le misérable métier de ces pauvres femmes » jusqu’à ce qu’ils partissent, très étonnés de tout le temps passé là, mal à leur aise.

Par les rues assombries et désertes, pressant le pas aux cris et aux chants qui éclataient, ils rentrèrent à l’hôtel sans échanger un seul mot.

(à suivre)

Thadée NATHANSON.