Page:La Revue blanche, t10, 1896.djvu/23

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et sans chaînes, des rêves jamais réalisés et que chaque jour avait éloignés, abolis, tués en lui. Et, dans la conscience bien nette que l’événement de ce jour clôturait une étape décisive — l’étape de l’indépendance — dans la vie de son fils chéri et y ouvrait une ère nouvelle — celle du devoir, — une pitié immense s’emparait de lui devant cette destruction d’un si beau rêve, devant cette douleur navrante, cet arrêt désespéré au seuil du sombre avenir. Aujourd’hui, comme jadis pour lui, commençait pour l’enfant né si largement indépendant, la vie fatale de Pauvre, la vie de luttes et de sacrifices du Faible et de l’Humble. Il irait à la ferme, désormais, comme ses frères ; il y serait vacher, garçon d’écurie, soldat de labour, qui sait quoi encore. Il deviendrait comme son père, comme sa mère, comme tous ceux de sa caste, un instrument de travail forcé, une bête de somme. Et rien ne pourrait l’en sauver ; c’était son sort, son implacable sort qui, aujourd’hui, commençait…

Dans la cuisine noire, la mère, enfin, venait d’allumer la lampe. Dehors, l’orage était passé, on n’entendait plus, au loin, que de rares roulements de tonnerre ; et, seule, l’averse continuait, monotone, pressée, rafraîchissant la terre altérée, inondant les verdures respirantes.

Leurs larmes s’étaient séchées, ils s’étaient remis à table, silencieux et accablés ; ils apaisaient de nouveau leur faim, leur dévorante faim de Pauvres.

Et, pour la dernière fois, dans une espèce d’hallucination, la vision tenace du pont réapparut au père. Il vit les gamins grêles et nus, l’eau remuée et la grenouille balancée ; il vit le coup de massacre et entendit les cris de joie barbare ; puis le spectacle s’effaça, se dissipa : les gamins sortaient de l’eau et se rhabillaient à la hâte ; les cris cessaient, chacun courait de son côté. Et, le barbier, immobile devant le pont ouvert, comme devant l’inconnu d’un rêve lugubre, les voyait, obscurs expiateurs de cruautés inconscientes, s’éloigner, courbés et tristes, entrer dans les étables noires, s’atteler à des brouettes, marcher derrière des charrues, bêcher et remuer la terre, harassés.

Et, parmi eux, avec un serrement de cœur sinistre, avec une crampe d’amertume aux lèvres, il reconnaissait ses trois fils : d’abord les deux aînés, habitués et résignés ; puis le petit, le plus cher, fléchi sous la Fatalité, inconsolable de sa liberté perdue…

Alors, dans les profondeurs insondées de son âme, il eut un instant, mais rien qu’un seul instant, l’intuition lucide que c’était là le malheur inconnu qu’il avait, toute l’après-midi, senti peser sur lui.

Cyriël Buysse