Page:La Revue blanche, t11, 1896.djvu/149

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— Commandeur. J’étais très jeune. J’avais fait la noce avec un petit jeune homme bien soûl, bien blond. Il paraît que c’était un grand-duc…

— Le Christ du Portugal ? Isabelle la Catholique ? Saint-Grégoire ? Le Lion de Perse ? Le Mérite ?

— Pour qui monsieur me prend-il ?

— Quelque chose encore ?

— Les saints Maurice et Lazare. Grand-croix. J’ai été lieutenant-colonel, attaché militaire à Rome. Commandeur avec plaque de l’ordre de Takowo ; je dois vingt-cinq louis au roi Milan. Et l’étoile noire du roi Toffa. Des Annams et des Cambodges…

— Des campagnes ?

— Douze. Quatre blessures. Une citation à l’ordre de l’armée. Comme lieutenant. Au Mexique. Cinq citations à l’ordre du jour.

— La médaille coloniale ?

— Non, monsieur. J’arrivais dans le Sud Oranais à la pacification.

— Superbe alors ! C’est beau. Venez avec moi !

— Est-ce loin ?

— J’ai une voiture.

— Je « marche », alors.


Le sapin file bien et le général, en entendant le bruit sourd et rentré des roues, peut songer à toutes les prolonges d’artilleries d’ici et d’ailleurs.


— Vous êtes content de votre sort, mon brave ?

— Oh ! monsieur, vous savez, un général à Paris en ce temps, même si sa brigade ou sa division est à côté, c’est comme qui dirait un prêtre habitué, un de ces prêtres qui n’ont ni cure, ni bénéfice, ni paroisse, mais qui vont là, qui vont là-bas et qui finissent par trouver un petit coin d’ombre, quelque part, où ils entendent la messe humblement, en connaisseurs. Ces prêtres vont de temps en temps chez un chanoine, chez de vieilles dames, mais on les voit peu à l’archevêché. Nous, monsieur, c’est la même chose. On nous voit au cercle militaire, on nous voit chez les députés, on ne nous rencontre guère à la Place, chez le gouverneur de Paris et au ministère de la guerre.

— Et les vieilles dames, général ? Pardon ! les dames ?

— Ah ! les dames ! monsieur, on ne s’appelle pas Changarnier tous les jours.

— Alors quoi ?

— Alors on se promène, monsieur. On rêve à des permutations, à des changements de garnison et si les rêves se réalisent, c’est le même prix. On a une brigade à la caserne de Babylone, au Château-d’Eau, à l’École militaire ? C’est le diable pour y aller et, tout comme les notaires, nous ne pouvons prendre l’omnibus : c’est seulement pendant la Commune que c’est permis. Et voir sa brigade ! pourquoi ? Pour une revue de détail — à notre âge ? Pour un simulacre d’inspection ? Et les parades d’exécution se font si rares ! Il faut loger